Aurelien Bory : aSH

Aurélien Bory en homme de théâtre complet

écrit par Hubert Stoecklin21 décembre 2019 02:43

Aurélien Bory ou l’art de donner la vie à l’espace.

Aurélien Bory n’est pas un metteur en scène comme les autres. Absolument inclassable et pourtant reconnaissable rapidement dans sa manière unique de convoquer l’espace comme interprète principal de ses créations les plus diverses. Un beau livre d’images rend compte de ce rapport central à l’espace, paru en 2018 chez Actes Sud image il a pour titre : L’espèce dans l’espace.

Aurelien Bory nous avait également dit combien de scientifique titré, il a quitté ce monde étroit à son gout,  a été attiré par la beauté, a été gagné par la poésie du mouvement, puis la puissance du texte, avant de retrouver son goût de l’expérimentation scientifique dans une exploration fine de ce qui constitue l’espace mis en scène.

Aglae Bory Theatre

Le spectacle de ce soir, aSH ne ressemble à rien d’autre, il est tout à fait singulier, pourtant il va bien dans la production d’Aurélien Bory. Il fait partie de trois portraits de femme. La pièce aSH a été écrite pour Shantala Shivalingappa par Aurélien Bory et ce portrait met le génie de la danseuse et chorégraphe indienne en lumière. Cette artiste est également inclassable car autant parfaite dans la danse traditionnelle de ses racines indiennes que dans la danse moderne où elle a été révélée par Maurice Béjart et a travaillé entre autres avec Peter Brook et Pina Bausch. Sorte d’incarnation du Dieu Shiva, Shantala Shivalingappa, ce soir seule sur scène avec le seul mur de fond elle va créer le monde. Du noir et du silence vient cette création inouïe. D’abord face au mur dans un silence assourdissant de vide, elle semble convoquer les mouvements de la matière. L’effet est puissant. Avec une musique d’une rare subtilité, le percussionniste Loïc Schild est un partenaire très attentif. Les manipulations du mur du fond, des ventilateurs, des bruits terribles, donnent l’impression d’une œuvre noire, secrète, défendue et réservée aux seuls initiés mais à nous révélée. En somme le Dieu Shiva dans ses différents rôles. Les éléments de la matière vont ainsi être révélés. Le mur solide d’abord, puis le vent, l’eau et enfin la cendre. La beauté des éclairages, la perfection de leur évolution, l’efficacité des mouvements du décor, mais surtout la sublime élégance du moindre geste de Shantala Shivalingappa forment un tout inoubliable. Les moments de pure grâce sont nombreux. La danseuse inspirée crée le monde et de la cendre symbole de mort va faire œuvre de vie. Elle va terminer en s’enveloppant, couverte de cendre dans une toile. Elle va traverser la toile pour disparaitre et réapparaître face au mur du fond comme elle a débuté. Il y a un moment symbolique fort avec cette incroyable calligraphie au pied sur le sol couvert de cendre, c’est un moment de pur génie créatif. La beauté des gestes de Shantala Shivalingappa ne peut se raconter, le spectateur reste séduit et comme interdit par tant d’élégance et de grâce humaine. Mais ce qui est pour moi le plus incroyable est la beauté des gestes du pied. Et c’était de son pied, se servant de l’autre jambe comme d’un compas, qu’elle avait tracé des cercles parfaits, qu’elle avait martelé le sol de pas répétés pour créer une sorte de Mandala entre terre et ciel. La partition musicale de Joan Cambon est admirablement interprétée par Loïc Schild entre murmures et grondements terrifiants. Avec les bruits derrière le mur, le son a lui aussi créé un monde mouvant, participant à l’acte de création divin entre silence et cataclysme.

Ash


Ce spectacle fort n’est pas une pièce de théâtre, ce n’est pas un ballet, ce n’est pas un conte, ni un mythe, c’est probablement tout cela. Il contient suffisamment de place afin que chacun puisse y inscrire en toute liberté ses réflexions et ses associations. Aurélien Bory et Shantala Shivalingappa ont su se rencontrer, se séduire, se comprendre et se respecter pour créer un monde commun de beauté, dépassant la peur de la mort.

C’est un important moment créatif et je pense que dans la prochaine mise en scène d’Aurélien Bory : Parsifal de Wagner au Théâtre du Capitole, il va se servir de cette expérience. Nous savons que Wagner a également puisé dans les mythes hindous pour son Parsifal et non uniquement dans les mythes nordiques dont la quête du Graal. La complexité et la richesse du travail d’Aurélien Bory ne peut se comprendre vraiment à la vision unique d’un de ses spectacles. J’ai en tout cas été ébloui par aSH. J’ai été trop distrait par la musique dans sa mise en scène du Barbe Bleue de Bartok en 2015. J’ai pu comprendre bien des éléments de son spectacle ESPAECE en 2018 que j’ai vu plusieurs fois à Avignon, Toulouse et Paris. Je ferai tout pour rendre compte de la richesse de son travail sur Parsifal en janvier au Capitole : Parsifal, chef d‘œuvre dans lequel le temps et l’espace fusionnent.

photos : Aglae Bory


Lien vers le livre d’Aurélien Bory : L’espèce dans l’espace.
https://www.agnesdahanstudio.com/fr/projet/Bory/Livres
Compte rendu spectacle Théâtre, Toulouse , Théâtre de la Cité, le 14 décembre 2019. aSH . Pièce d’Aurélien Bory pour Shantala Shivalingappa ; Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien Bory ; Spectacle accompagné par le Théâtre de la Cité dans le cadre du Portrait/Paysage d’Aurélien Bory ; Avec : Shantala Shivalingappa, danse ; Loïc Schild, percussions ; Chorégraphie : Shantala Shivalingappa ; Collaboration artistique : Taïcyr Fadel ; Création lumière : Arno Veyrat assisté de Mallory Duhamel ; Composition musicale : Joan Cambon ; Conception technique décor : Pierre Dequivre Stéphane Chipeaux-Dardé ; Costumes : Manuela Agnesi avec l’aide précieuse de Nathalie Trouvé ; Régie générale : Arno Veyrat ; Régie plateau : Thomas Dupeyron ou Robin Jouanneau ; Régie son : Stéphane Ley ; Régie lumière : Mallory Duhamel ou Thomas Dupeyron ; Direction des productions : Florence Meurisse ; Administration : Clément Séguier-Faucher ; Chargée de production : Justine Cailliau Konkoj ; Coproduction: ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Festival Montpellier Danse 2018, Agora – PNAC Boulazac-Nouvelle-Aquitaine, La Scala – Paris, L’Onde Théâtre Centre d’Art de Vélizy-Villacoubla.

ORFEO Idéal comme à la création !

COMPTE-RENDU. OPERA. TOULOUSE. Le 5 déc 2019 C. MONTEVERDI : ORFEO. E. GONZALES TORRO. I . GEMELLI. T. DUNFORD. Pour seulement deux soirées, Emiliano Gonzales Torro et ses amis ont véritablement enchanté le Théâtre du Capitole. En une incarnation totale, le ténor a su faire revivre la magie de cet opéra des origines. Oui il est commode de dire que l’opéra est né en 1607 avec cet Orfeo même si l’Eurydice de Caccini en un joli hors d’œuvre prépare en 1600 la naissance de ce genre si prolixe. Nous avons donc pu déguster une représentation absolument idéale de beauté et d’émotion mêlées du premier chef d’œuvre lyrique. Un voyage dans le temps, l’espace et la profondeur des sentiments humains. La scénographie toute de grâce et d’élégance permet aux émotions musicales de se développer en une continuité bouleversante. L’orchestre, socle de vie comme d’intelligence, est disposé de part et d’autre de la scène dans les angles comme cela était le cas lors de la création. L’effet visuel est admirable mais surtout les musiciens se regardent à travers la scène et peuvent en même temps suivre les chanteurs et leurs collègues musiciens en un seul coup d’œil. L’effet est sidérant d’évidence et de naturel ; certes on devine bien que le luthiste Thomas Dunford est un moteur puissant mais en fait c’est tout le continuo qui dans un tactus parfait fait avancer le drame. Ce tactus souple et déterminé donne à l’enchaînement de tous les éléments : madrigaux, airs, récitatifs, parlar-cantando, leur naturelle force de vie, s’appuyant sur une rhétorique toujours renouvelée.

A Toulouse, un théâtre du naturel… où règne
l’idéal ORFEO d’Emiliano Gonzales Torro

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Voilà donc un « orchestre » organique, réactif et d’une superbe beauté de pâte sonore qui régale l’auditeur comme rarement. Musicalement cela réalise une sorte de synthèse des versions connues au disque allant vers toutes les subtilités relevées par le regretté Philippe Beaussant dans son superbe essai : « Le chant d’Orphée selon Monteverdi ». Le naturel qui se dégage de ce spectacle est bien l’idéal qui a présidé à la naissance de l’Opéra, art total. Les chanteurs évoluent avec le même naturel, la même élégance devant nous. Ils portent des costumes dans lesquelles ils se meuvent avec facilité. Le blanc, le noir et l’or sont les couleurs principales et la superbe robe verte de l’espérance qui éclaire un moment les ténèbres des enfers est une idée géniale. La mise en espace est plus aboutie que bien des prétendues mises en scène d’opéra. Les personnages vivent, s’expriment et nous paraissent proches. Les éclairages sont à la fois sobres et suggèrent le fabuleux voyage d’Orphée, entre lumière et ombre.

Onze chanteurs se partagent les rôles, les madrigaux et les chœurs. Là aussi le choix est idéal, tous artistes aussi habiles acteurs que chanteurs épanouis. Les voix sont toutes fraîches et belles, sonores et bien timbrées ; les voix de sopranos sont chaudes et lumineuses sans acidité, les basses abyssales et terribles, les ténors élégants et sensibles. Impossible de détailler : chacun et chacune mérite une tresse de lauriers. Emiliano Gonzales Torro a la voix d’Orphée, l’aisance scénique et le port noble du demi-dieu. Dans ce dispositif si intelligent le drame se déploie et les émotions sont portées à leur sommet. Ne serait-ce que la douloureuse sympathie du premier berger qui arrache des larmes après la terrible annonce de la mort d’Eurydice.


Premier nœud du drame, la messagère très impliquée d’Anthea Pichanick, la sidération d’Emiliano Gonzales Torro en Orfeo et ce désespoir amical de Zachary Wilder. Deuxième nœud, la prière si expressive de Mathilde Etienne en Proserpine après la scène si impressionnante avec le Caronte de Jérôme Varnier. Et pour finir ce terrible renoncement d’Orphée à tout bonheur humain avant son départ vers le séjour de félicité des dieux. Tout s’enchaîne avec une évidence précieuse. La beauté est partout, les yeux, les oreilles et l’âme elle-même s’en trouvent transportés hors du monde. Un véritable moment féérique.

Certainement la version la plus complète d’Orfeo à ce jour réalisée.  La tournée de cette production le confirmera par son succès et l’enregistrement annoncé en 2020 sera certainement une référence incontournable. Bravo à une équipe si soudée et au génie d’Emiliano Gonzalez Toro qui semble être une incarnation orphique inégalée.

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Compte-rendu Opéra. Toulouse. Théâtre du Capitole, le 5 XII 2019 ; Claudio Monteverdi (1567-1643) : L’ Orfeo, Opéra (Fable en musique) en cinq actes avec prologue ;  Livret d’Alessandro Striggio ; Création le 24 février 1607 au Palais ducal de Mantoue ; Opéra mis en espace ; Mathilde Étienne :  mise en espace ;  Sébastien Blondin et Karine Godier , costumes ; Boris Bourdet, mise en lumières ; Avec : Emiliano Gonzalez Toro , Orfeo ; Emöke Baráth, Euridice et La Musica ; Jérôme Varnier, Caronte ; Anthea Pichanick,  Messaggiera ; Alix Le Saux,  Speranza ; Fulvio Bettini , Apollo ; Zachary Wilder, Pastore ; Baltazar Zuniga, Pastore ; Mathilde Étienne, Proserpina ; Nicolas Brooymans, Plutone ; Maud Gnidzaz, Ninfa ; Ensemble I Gemelli ; Thomas Dunford luth et direction ; Violaine Cochard assistante direction musicale ; Emiliano Gonzalez Toro : direction musicale. Photo : © P NIN