Critique. Théâtre. Toulouse. Théâtre de la Cité, le 27 Janvier 2022. Anja Hilling. NOSTALGIE 2175. Mise en scène : Anne Monfort. Musique : Nuria Gimenez Comas. Avec Judith Henry : Pagona, Jean-Baptiste Verquin : Posch, Mohand Azzoug : Taschko.
NOSTALGIE 2175 OU PHILOSOPHIE POLITIQUE EN POÉSIE.
Contexte de la pièce d’Anja Hilling :
En 2175, dans un monde où la température avoisine les 60°C et où l’humain ne cesse de s’adapter à un environnement particulièrement hostile, Nostalgie 2175 nous raconte une histoire d’amour et de vie entre trois protagonistes, Pagona, Taschko et Posch. Pagona tombe enceinte, ce qui n’arrive plus depuis des décennies. Le poème que Pagona adresse à sa fille est dit face au public. A côté s’entrecoupent des scènes de flash-back racontant l’histoire de cette grossesse et des deux hommes qui l’entourent, sur fond de peintures, de désir, de nostalgie. Une plongée dans un univers dystopique et poétique qui interroge notre rapport à la planète, aux autres et au sens à donner à la vie dans un monde qui paraît voué à la disparition.
Critique :
Il est des spectacles qui vous laissent KO et qui sont aussi beaux que violents. Le coup de chaud qui m’a saisi ce soir a été fort et sera probablement inoubliable. En cet hiver glacial, seul élément de notre quotidien qui est à sa place, recevoir cette insolation étouffante marque corps, cœur, esprit et fait vibrer l’âme. Merci à ces artistes qui dans un travail infiniment précis ont su rendre compte de la puissance de ce texte incroyable de l’autrice allemande Anja Hilling datant déjà de 2008 et qui vient d’être traduit. Ce texte gagne une puissance extraordinaire dans cette période Covid marquée par le repli catastrophique des liens humains réels. Tout ce qui est présenté dans ce spectacle complexe va tout droit toucher le spectateur là où il ne s’y attend pas : exactement là où IL FAUT.
Dans notre époque déglinguée où il est possible de prévoir de piquer les gens tous les 4 mois, où dans des media on peut entendre des prétendus « responsables » évoquer des refus de soins sur une catégorie de personnes, cette pièce semble salutaire. Entendre cette idée de refus de soins et cela sans émotions, et en France, tient de l’abîme en éthique. La question du rapport des générations entre elles est central dans cette pièce et est totalement inversée à ce qui se passe à notre époque où des enfants sont pris en otages par les générations d’au-dessus inconséquentes. Alors que dans la pièce il est question de sacrifice maternel non religieux, nous sommes loin de notre époque qui sacrifie sans vergogne les générations à venir pour ne pas déranger les générations actuelles irresponsables. La seule question politique contemporaine et de la plus grande importance : réduire la destruction de la biodiversité, est évacuée du débat politique actuel. Anja Hilling (née en 1975), non sans humour noir, nous évoque le dernier moustique et la dernière mort par malaria.
Cette pièce de 2008 nous parle de tout ce que notre époque devenue autiste et perverse à la fois, refuse de comprendre. Il est question de l’AMOUR qui peut s’adapter à toute situation et qui reste notre seule raison de vivre. Il est question du TOUCHER qui devenu impossible, fabrique une société de morts-vivants. Il est question d’AIR qui en simple T-shirt caresse la peau comme fantasme impossible. Rilling nous parle de dérèglement climatique, de catastrophe totale et de vie impossible à donner « naturellement ». Le texte est virtuose entre soliloque de l’héroïne et scènes jouées à trois. La musique participe en quatrième personnage avec une force à la limite du supportable. Le travail entremêlé de la compositrice Nuria Gimenez Comas sur une commande de l’IRCAM avec la régie-son hyper sensible de Guillaume Blanc est aussi efficace que signifiante de la chaleur torride qui submerge les personnages. Les lumières sont subtilement organisées et le décor extrêmement simple d’aspect est d’une grande richesse. Les partis pris de la metteuse en scène Anne Monfort sont aussi sérieux qu’inventifs. Les éléments de la dystopie futuriste sont suggérés et non illustrés ou montrés. Le texte est très légèrement coupé certes, toutefois le respect du sens profond est complet. Les acteurs sont épatants. Chacun trouve un jeu sans contact physique et pourtant « très physique ».
Le rôle principal est donné à Judith Henry, actrice sensible qui a été pour les cinéphiles la révélation du film « la discrète » irradiante face à Fabrice Luchini. Ses tonalités douces et mélancoliques lorsqu’elle s’adresse à son futur bébé (quand elle sera adulte) et à nous, contrastent avec sa violence des scènes jouées à trois. De même les hommes, Jean-Baptiste Verquin, Mohand Azzoug passent d’une présence muette parfois très forte à un jeu puissant dans des scènes variées allant jusqu’à une grande violence. Cette grande subtilité du jeu est d’autant plus remarquable qu’aucun contact n’a jamais lieu entre eux. La place de l’artiste Taschko, est également centrale avec en dimension politique cette main mise sur le travailleur traumatisé physique et psychique, handicapé du corps comme de l’esprit. Il a été victime d’ une attaque-viol avec mise en danger de mort par contact de sa peau avec l’air ambiant mortel. Cela ne suffit pas , de plus il y a la transformation de cet être souffrant et toxicomane en artiste de génie reconnu mondialement sous la férule du «patron», Posch, qui empoche tous les bénéfices, exemple de maitrise perverse magistrale. Même le traitement médicamenteux de Taschko c’est Posch qui le détient afin de maintenir le jeune homme en dépendance absolue. Taschko est donc pris en étaux entre son « maître » et la femme qu’il a rencontrée fortuitement, qu’il aime et qui l’aime éperdument et qui pourtant ne deviendra jamais sa maîtresse charnelle. Si besoin était de mesurer leur amour c’est leurs changements à chacun qui témoigneraient. Pagona donne sa vie et donne La Vie et Taschko se révolte, se libère de la toxicomanie. Ils se retrouvent tous les deux dans la mort, comme un couple tragique. Posch, la figure du pouvoir, va prendre encore une dimension supérieure lorsque l’on apprend que c’est lui le père de l’enfant conçu dans un viol plus ou moins « consenti ». L’ambiguïté des désirs est complète dans un trouble savamment entretenu tant par la violence du texte que le jeu subtil des acteurs. Finalement le monde post apocalyptique reste le même sous le joug du puissant qui détient la richesse financière, lui donnant accès à la jouissance sur le corps de l’autre. L’acceptation de Pagona et sa compréhension du « système », sa manière de le dépasser en « tombant enceinte naturellement » (le 9ième cas depuis 100 ans), est la gageure de cette pièce : le Sacrifice Profane d’Amour Total au prix de sa vie. Pagona trouve le moyen unique de donner à l’homme qu’elle aime le bébé qu’il ne peut lui faire, et mettant également un terme à la frustration que lui inflige malgré lui Taschko qui ne peut s’offrir à elle charnellement ; elle accepte la mort.
Nostalgie 2175 ouvre la porte à la plus grande poésie sans rien céder à une vision politique d’une grande pertinence dans une atmosphère mélancolique aux charmes infernaux.
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Photos : Christophe Raynaud de Lage