La Folie à l’ Opéra : La dame de Pique

La Dame de Pique, mortellement fascinante

Le livret de cet opéra de Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) est basé sur une courte nouvelle d’Alexandre Pouchkine (1789-1837) publiée en 1833. C’est Modeste Tchaïkovski qui l’a écrit, en insistant beaucoup pour que son frère le mette en musique. Le compositeur l’a rejeté dans un premier temps. Il s’est ensuite passionné pour ce texte au point de s’identifier à la figure d’Hermann.
Modeste Tchaïkovski a considérablement modifié les personnages mais sans les trahir. Lisa était, chez Pouchkine, une pauvre pupille sans avenir, maltraitée par la Comtesse. Tomski, le narrateur, était quant à lui le petit-fils de cette dernière. Dans l’opéra, Lisa est devenue la petite-fille de la vieille dame et se trouve fiancée à un prince. La grand-mère est autoritaire mais sans méchanceté. Dans la nouvelle, Hermann est fasciné par le jeu et se sert de Lisa – qu’il n’aime pas – pour atteindre la Comtesse et lui arracher son secret : celui de trois cartes gagnantes qui pourraient faire sa fortune. Dans l’œuvre des Tchaïkovski, il est amoureux de la jeune fille sans connaître ses liens de parenté avec la « Vénus moscovite ». C’est par hasard qu’il apprend qu’elle est sa petite-fille ainsi que l’existence du secret. Lisa est amoureuse d’Hermann et voudrait tout quitter, richesse, confort et prestige, pour partir avec lui. À la faveur d’une clé qu’elle lui donne le jeune homme s’introduit chez la Comtesse et tente de la faire parler, mais elle meurt de peur. Halluciné, ce dernier reçoit dans sa caserne la visite du fantôme de la morte qui lui livre le secret mais à contrecœur. Dans sa démence, il rejette Lisa qui se suicide. À la salle de jeu, il ne gagnera finalement pas et se donnera la mort à son tour, en retrouvant son amour pour la jeune femme. Ce sentiment partagé mais contrarié offre une dimension supplémentaire à la personnalité des héros et enrichit leurs relations.
Pour composer son opéra, Tchaïkovski décide de s’installer à Florence. Il avance vite et la collaboration entre les deux frères est excellente. Cependant ce travail lui coûte beaucoup : la résistance qu’il éprouve vis-à-vis du sujet vient probablement de sa trop grande affinité avec le personnage du pauvre officier victime de son destin. Le thème de la soumission au fatum était au centre des préoccupations du musicien qui venait de composer sa cinquième symphonie. Tchaïkovski pleure en écrivant plusieurs passages, dont celui de la mort du héros, et certains commentateurs voient dans les relations complexes d’Hermann avec la Dame de Pique une transposition des liens de Tchaïkovski avec la baronne von Meck, sa riche et mystérieuse protectrice. La puissance de la musique plaide assurément en faveur de l’implication hors du commun du compositeur.
Créée le 7 décembre 1890 à Saint-Pétersbourg, La Dame de Pique eut d’emblée un grand succès. C’est une œuvre complexe, un opéra aux atmosphères très variées, avec de nombreuses figures marquantes. S’y mêlent des scènes intimistes, grandioses et même fantastiques…

Les liens de fascination mutuelle qui se nouent entre les personnages principaux sont extraordinaires. C’est la mise en commun de leurs désirs plus ou moins conscients qui entraînera les événements du drame et conduira à la mort de trois d’entre eux. Certes, la pathologie semble se cristalliser essentiellement sur Hermann, mais tous les autres participent activement à ce qui causera leur perte. Il n’est pas possible d’isoler sa folie. Elle contamine tous les personnages de l’opéra, de même que le héros se sert des autres pour alimenter sa folie. Comme le ferait un psychiatre en son cabinet, il faut, pour comprendre la folie de l’un, s’intéresser de très près à ceux qui l’entourent.
Hermann souffre. Il est décrit par ses compagnons comme « un étrange personnage… très pauvre » ; il est « morose, pâle comme un ange déchu ». Il se rend tous les soirs à la salle de jeu et y passe la nuit sans bouger à regarder les autres jouer. Ce comportement d’inhibition pathologique intrigue tous ses amis.
Son premier air répond à la question de son ami, le comte Tomski : « Tu es malade ? » Il s’y révèle effectivement perturbé, reconnaissant avoir changé : « Je me sens égaré, furieux de ma faiblesse. » La passion maladive qui le ronge est l’amour d’une belle et riche inconnue. La phrase lyrique de son air, thème qui lui sera attaché, tout au long de l’opéra, s’anime peu à peu avec le soutien de plus en plus présent de l’orchestre. Sa voix sombre de ténor héroïque quitte le registre grave pour atteindre des notes plus brillantes afin de clamer son désir de possession de l’être aimé mais sans chercher à découvrir son identité ! Cet amour est très idéalisé et tristement maladif. Le thème en a d’abord été entendu au violoncelle solo qui en rend très bien la sombre mélancolie. Très lucidement, il est conscient du handicap représenté par la différence de classe sociale qui l’éloigne de celle qu’il aime. Il revendique avec force le caractère obsessionnel de sa passion, du fait même qu’elle est irréalisable. Hermann semble présenter ici une fascination pour l’échec en liant d’emblée amour, poison et maladie. Il devine que cet amour est impossible mais lorsqu’il en a la certitude en apprenant que son aimée appartiendra bientôt à un autre, cela le conduit un pas plus loin, vers la mort.
L’entrée en scène d’Hermann permet d’emblée de prendre la mesure de sa souffrance. L’inhibition, la plainte, la constante tristesse de l’affect ainsi qu’une fixité idéique évoquent le diagnostic de névrose d’angoisse ou de psychose déficitaire évoluant sur un fond dépressif. Sa vie imaginaire semble présente mais exsangue et sans énergie. Même l’idée de l’amour aboutit à une torture lancinante. Pourtant, aussi défait soit-il, ce héros ne laisse personne indifférent et induit des effets puissants sur les autres y compris le public.
Le pas vers la perte de son espérance va être franchi lorsque le prince Eletski entre en scène. Il est félicité par ses amis pour son prochain mariage. Figure du bonheur, de la réussite et de l’élégance, le Prince ne peut que déplaire à Hermann. Un bref duo, le duo des contraires, vient ici prouver que tout, absolument tout, les oppose. Les deux hommes chantent la même mélodie à une mesure de distance et avec des rythmes différents, ce qui provoque un effet étonnant : la voix noble et grave du prince chante le bonheur, celle du ténor une plainte désolée. La rupture est consommée au moment où Lisa apparaît en compagnie de la Comtesse, sa grand-mère : elle est à la fois la fiancée du prince et la belle inconnue d’Hermann !
Un étrange quintette, véritable plongée dans l’inconscient, met en présence les cinq figures principales de l’opéra. La densité, la couleur sombre et la tristesse de cet ensemble annoncent tout le drame. Instant fixé, gros plan immobile sur des échanges de regards, comme hypnotisés, qui se croisent. Accompagnant ces regards, des mots que tous prononcent et que le spectateur comprend distinctement : « J’ai peur ». Lisa et la Comtesse sont fascinées par Hermann qu’elles ne quittent pas des yeux dès leur entrée en scène. Elles se sentent menacées par sa présence incessante qu’elles ont repérée ces derniers jours. Elles pensent être en son pouvoir. Eletski et Tomski fixent Lisa et sont inquiets de son changement. Elle est pâle, effrayée et ne s’intéresse plus au prince, son fiancé. Hermann, lui, n’a d’yeux que pour la Comtesse. Il lit dans son regard une menace et une condamnation. Tomski remarque sa transformation subite et troublante à l’arrivée de Lisa.
Cette captation du regard associée à un sentiment d’angoisse illustre parfaitement la force de l’inquiétante étrangeté décrite par Freud. Chacun contemple l’objet de son désir, le liant à son destin et se sent incapable d’y résister. Ce quintette est un moment de concentration et d’intimité pour chacun. Eletski voit qu’il est en train de perdre Lisa. Tomski devine que la jeune femme est en danger. La Comtesse comprend qu’Hermann est pour elle l’horrible figure de la mort. Lisa éprouve l’emprise que « l’inconnu mystérieux et sombre » exerce sur elle. Quant à Hermann, il vit un transfert d’influence. Alors qu’il vient d’évoquer son amour pour la belle inconnue, comme une passion au sens propre et comme une idée fixe, il se sent soumis à « l’horrible vieille » qui occulte complètement l’image de Lisa. L’inconscient de chacun a perçu tout ce que le déroulement de l’opéra va organiser.
À l’opéra, de tels ensembles sont à la fois très décriés et portés aux nues. Il est certain que le fait que les voix s’entremêlent empêche la compréhension distincte de tous les mots ; en revanche le sens général est nettement préservé. L’art du compositeur consiste à faire en sorte que la musique renforce ce sens général tout en permettant de comprendre distinctement certains mots-clefs. Ici, Tchaïkovski montre tout son talent dans une très courte pièce, concentrée, et qui se révèlera fondamentale.
Après tant d’angoisse, c’est sur un ton léger que Tomski présente Hermann à la Comtesse qui s’éloigne. Dans une ballade spirituelle, le Comte s’amuse dangereusement, en s’employant à faire le portrait de la vieille dame. « La Vénus moscovite » a été très belle, elle a été passionnée par le jeu au point d’y perdre tous ses biens. Un secret appris du comte de Saint-Germain lui aurait permis de tout regagner en une nuit grâce à « trois cartes ». Mais à quel prix ? Elle serait victime d’une malédiction : elle a donné son secret à deux hommes et « par le troisième qui, brûlant d’un amour passionné, viendra lui arracher le secret par la force, un coup mortel lui sera porté ».
Musicalement, Tchaïkovski va illustrer brillamment l’évolution d’Hermann. Le thème de l’amour d’Hermann, qui vient de son premier air, celui qui dans un ricanement sinistre est associé à la Comtesse, ainsi que la plainte « oh, mon Dieu ! oh, mon Dieu ! » vont former un thème inédit : celui des trois cartes. Cet air brillant annonce en fait tout le drame. Il décrit comment le comte Tomski, en semblant s’amuser, conduit Hermann vers sa nouvelle obsession, celle qui le liera à la Comtesse. Le jeune officier, d’abord malade d’amour puis fou de jalousie, va masquer ces deux passions par une troisième, encore plus envahissante. Celle des cartes et de l’appât du gain, obnubilé qu’il va être de découvrir le secret fabuleux que détient la grand-mère de Lisa
Le tableau s’achève sur les menaces précises d’Hermann contre le bonheur du prince alors qu’un orage éclate. Parfait accord romantique entre les sentiments du héros et la colère de la nature.
La courte apparition de Lisa dans le parc n’a pas vraiment permis au spectateur de faire sa connaissance. Durant le deuxième tableau du premier acte, elle ne va pas quitter la scène. La voilà dans sa chambre, avec ses compagnes et son amie Pauline. Les jeunes filles chantent d’abord deux romances de salon élégantes et mélancoliques, puis une danse russe plus débridée afin de détendre l’atmosphère. Lisa n’est guère joyeuse et sa mélancolie semble même gagner ses compagnes. Il faut toute l’énergie de Pauline pour amener un peu de gaîté avec sa danse populaire. Moment d’enthousiasme vite refreiné par l’arrivée de la gouvernante, véritable rabat-joie.
Restée seule, Lisa va livrer le fond de ses pensées dans un très bel air. Elle n’a pas accepté de reconnaître sa tristesse, même devant son amie Pauline. À présent qu’elle est seule, elle ose s’interroger sur les larmes qu’elle a au bord des yeux. La belle mélodie du cor anglais, instrument mélancolique, va accompagner toute la première partie de son air. Lisa concède qu’elle devrait être heureuse : elle épouse un prince à qui elle reconnaît cependant toutes les qualités… Elle se sent terriblement désemparée et seule : « Rêves de jeune fille, vous m’avez trahie. »
Lisa est en deuil, celui de la perte de l’enfance, de la perte de son innocence. Elle découvre en elle un mouvement qui l’attire et l’effraye. Afin de tenter de sortir de cette douleur, elle va s’adresser à la nature et à la nuit dans un élan passionnel dont la symbolique est bien compréhensible. Si la jeune fille s’en va, les désirs de la jeune femme s’éveillent. Elle en nomme la puissance : « La flamme dévorante de passion de ses yeux m’attire… et mon âme tout entière est en son pouvoir. » Dans l’univers de maîtrise, d’élégance feutrée et d’idéal de perfection qui a été jusqu’à présent le sien, Lisa à du mal à accepter cette passion débordante et désordonnée qu’elle ressent. Elle rend Hermann, l’étranger hors normes, responsable de l’éveil de sa sensualité car elle n’a pas trouvé dans son milieu l’accueil pour cette dimension de son être.
Justement, surgissant de la nuit, Hermann apparaît à la porte du balcon. D’abord apeurée, Lisa se laisse séduire par l’étrange argumentation du jeune homme. La musique très libre, sans cadre fixe, tour à tour passionnée ou mélancolique va accompagner l’extraordinaire enchevêtrement de sentiments des amoureux. Hermann annonce qu’il va mourir. Il sort un pistolet pour le prouver. C’est l’imminence de cette mort qui lui donne le courage d’aborder Lisa et de lui avouer son amour. Pour surprenant que soit une telle entrée en matière dans un dialogue amoureux, il s’avère qu’Hermann a touché au point nodal de la souffrance de la jeune femme ! Il semble donc naturel que Lisa se laisse aller à pleurer, acceptant enfin sa tristesse en même temps qu’elle découvre celle d’Hermann, reconnaissant en cela la naissance de l’amour maladif qui les lie.
Hermann a pu avancer vers Lisa, et c’est à genoux qu’il embrasse la main de la jeune femme en larmes. La situation pourrait paraître grotesque, mais il n’en est rien, tant la mobilité de la musique et des paroles est prenante. L’arrivée d’un tiers gênant les manœuvres du jeune homme pourrait également prêter à sourire si ce tiers n’était la Comtesse en personne. Personnifiant un surmoi écrasant, elle est terriblement autoritaire avec sa petite-fille et très culpabilisante. Elle se retire rapidement, mais son thème à l’orchestre est incessant. Il est obnubilant et décrit l’atteinte profonde d’Hermann en prise avec une idée fixe proche de l’hallucination. Il venait séduire Lisa et c’est la Comtesse qui s’impose à lui. À nouveau, le transfert d’influence se manifeste clairement : une passion pour une autre, une femme pour une autre… Hermann est dans un processus pathologique qui se confirme.
La réminiscence des mots du récit de Tomski et du thème des trois cartes, associée à l’effroi physique, fait percevoir au spectateur le vécu morbide insoutenable d’Hermann. Il se jette dans son amour pour Lisa afin de tenter d’échapper à la mort. Elle s’abandonne enfin en adoptant le tutoiement intime d’un « Je t’aime », que les deux amoureux chantent simultanément pour terminer l’acte dans les bras l’un de l’autre. Aucun duo d’amour ne lie si précocement et si intimement l’amour et la mort, Éros et Thanatos. Mais ce duo est très déséquilibré : Lisa chante très peu, Hermann beaucoup et toujours dans une thématique triste. Pour Hermann qui lie depuis le début le fait d’aimer à la maladie, qui avoue son amour en parlant de suicide, puis qui se sent attiré avec la Comtesse vers la mort, aimer devient la solution pour ne pas mourir tout de suite !
La personnalité du jeune officier est très inquiétante. Dès son premier air, il évoque sa perte de vitalité et de volonté : « …je ne puis plus me diriger d’un pas ferme vers mon but, comme autrefois, je ne sais pas moi-même ce qui m’arrive… » ; dans le quintette il avoue un début de délire interprétatif de persécution : « Dans ses yeux terrifiants je lis une condamnation inexprimée. » Plus inquiétant encore, il décrit un syndrome d’influence : « J’ai l’impression d’être sous l’emprise de la lueur maléfique de son regard. » La manière dont il parle de suicide à une jeune fille pour lui faire la cour est à la limite du détachement et de l’émoussement affectif. Son goût pour le morbide, l’inhibition qui le saisit lorsqu’il découvre qu’il est amoureux, sa façon de jouer avec son désir de mort pour déclarer sa flamme à Lisa, sa manière de se laisser influencer par l’histoire des trois cartes dénotent une personnalité schizoïde. L’étrangeté du comportement est bien trop grande pour se situer du côté de la névrose. Il ne s’agit pas non plus d’une dépression car la tristesse n’entraîne pas de manifestations émotionnelles. Il n’est pas non plus possible de parler de mélancolie, la forme de dépression la plus grave, car il n’y a pas de douleur morale ou d’auto-accusation.

L’apparition suivante de Lisa, pendant la fête de l’acte II, confirme son éloignement du prince Eletski. Insensible à la magnificence qui l’entoure et à la beauté de l’air que lui chante son fiancé, elle l’éconduit. Puis un aparté avec Hermann la montre transformée. Sous l’action de son désir, la retenue de sa bonne éducation disparaît. Décidée à prendre son destin en main, elle a écrit à l’officier pour lui donner un rendez-vous. Exaltée, elle lui confie la clef du jardin par lequel il pourra passer afin de pénétrer dans sa chambre via celle de sa grand-mère. Sa porte jouxte le portrait de la « Vénus moscovite »… Sûre d’elle-même, elle déclare qu’elle lui appartiendra, elle ne sera qu’à lui seul. Sa vision d’un amour soumission a quelque chose d’excessif et d’un peu masochiste. Dès le quintette, elle avait évoqué le pouvoir du regard du jeune homme, à présent elle se déclare « son esclave ». Hermann frémit à l’évocation de la chambre de la Comtesse, il sort de scène obnubilé par le secret : « Je connaîtrai les trois cartes. »
Tomski avait brillamment lancé l’histoire fantastique de ces cartes. Pendant la fête, il semble prendre conscience du danger encouru par Hermann, mais n’arrive pas à empêcher d’autres compères de poursuivre ce qu’ils voient comme une simple plaisanterie. Ainsi chantonnent-ils à l’oreille d’Hermann des paroles qui, en accord profond avec ses désirs inconscients, vont participer activement à le déstabiliser : « N’es-tu pas ce troisième qui, brûlant d’un amour passionné, viendra découvrir auprès d’elle, trois cartes, trois cartes, trois cartes ? » Par un jeu de leitmotiv très habile, Tchaïkovski rend perceptible à l’auditeur ce qu’elles ont d’obsédant.

En complète opposition avec la splendeur de la fête qui s’était terminée en apothéose avec l’apparition de l’impératrice Catherine, la fin de l’acte II représente l’intimité de la chambre à coucher de la Comtesse. Le cérémonial de son retour du bal et de sa toilette, entourée de ses servantes qui forment une véritable cour, a quelque chose de pathétique. Les plaintes de la vieille femme que le monde ennuie accentuent cette impression de désolation. Le temps qui fuit, le passé doré irrémédiablement perdu, le poids des ans, tout l’accable et la rend acariâtre.
C’est donc là, dans cette chambre, que va avoir lieu le face à face tant attendu entre Hermann et la Comtesse. Leur grande scène est un moment absolument fascinant. Le rôle de la Dame de Pique offre à de grandes cantatrices en fin de carrière l’occasion de prendre congé de leur public sur un triomphe. Le spectateur partage alors la fascination du jeune officier. Par une mise en abyme, le public plonge son regard sur la cantatrice aimée, dont le passé glorieux symbolise la splendeur perdue de la Comtesse qu’Hermann dévisage.
Tous deux forment un couple fatal en dépit de tout ce qui les oppose. Le sentiment d’Hermann pour Lisa et ce qu’il produit chez elle, cette passion première, cet amour « maladie », ne lui évite pas la fascination exercée par la Comtesse. Bien au contraire, elle la renforce. À plusieurs reprises, le jeune homme attend de Lisa qu’elle lui permette d’échapper à l’attraction que la Comtesse exerce sur lui, mais rien n’y fait : leur destin est lié. Et cela, la Vénus moscovite le sait aussi bien que lui. Dès le début de l’opéra les deux protagonistes s’étaient « reconnus ». Depuis le quintette, il est clair que plus jamais Hermann ne sera libéré de l’influence de cette vieille femme, et qu’elle sait, pour sa part qu’il causera sa perte. Pendant la fête, ils s’étaient croisés, sans se parler.
Hermann attend tout de la Comtesse : qu’elle le révèle à sa passion du jeu alors qu’il reste des nuits à regarder les autres jouer sans pouvoir bouger ; qu’elle lui apporte la fortune, à lui qui est pauvre ; qu’elle lui accorde la main de Lisa alors qu’il a pour rival un prince ; et enfin qu’elle l’aide à lutter contre son désir de mort. C’est ainsi que le plaidoyer du jeune homme à la veille dame aura tout d’une prière d’amour. Il l’implore de lui offrir un secret dont elle n’a plus besoin. La dimension symbolique en paraît évidente : au-delà des trois cartes, Hermann vient chercher une sorte de laissez-passer pour l’amour, un passeport pour la vie et le bonheur. 
La Comtesse, elle, attend d’être délivrée d’une vie qui semble lui peser, dans un monde qui lui fait horreur. Elle se plaint de l’époque présente : si elle vit encore, chante-elle dans son air, ce n’est que pour se remémorer le passé glorieux de sa beauté à la cour de France du temps de sa jeunesse ! En fait, elle a eu la vie dont rêve Hermann. Le jeune officier, quant à lui, dispose de la jeunesse, la force et la passion qu’elle se lamente d’avoir perdues. C’est ainsi qu’assise dans son fauteuil, refusant de dormir dans son lit, elle se berce inlassablement la nuit, en contemplant son portrait, vestige de sa splendeur passée.
C’est précisément sous le regard de la Vénus moscovite que les deux vont se toiser. Ce tableau qui fascine la Comtesse, Hermann le déteste. Faut-il voir dans le fait qu’il ne se rende pas dans la chambre de la femme qu’il aime et qui s’est promise à lui un effet que le portrait produit sur son esprit (une trop grande ressemblance avec Lisa, peut-être) ? À moins qu’il ne s’agisse d’un refus de la sexualité dans un amour trop idéalisé, ou d’un autre aspect de la personnalité schizoïde évoquée précédemment. Quoi qu’il en soit, les attraits des trois cartes seront plus puissants que ceux de la jeune femme, comme si Hermann n’assumait pas la réussite de son entreprise de séduction.
Dans cette scène étonnante il est question de la jeunesse, de la beauté, de la richesse, de l’amour et de la mort. Ce sont les moteurs du monde. Qui peut prétendre ne pas succomber à leur fascination ? Tout fonctionne parfaitement car le spectateur lui-même est entièrement pris dans cet étonnant jeu de miroirs. La composition de Tchaïkovski est particulièrement impressionnante avec une utilisation magistrale des thèmes de chaque personnage. Le dosage est d’une grande subtilité, la musique étant tour à tour grotesque, lyrique, fantastique, laide, sublime, terrifiante ou paisible. Harmoniquement, l’instabilité est totale. Les nuances de dynamiques vont de pianissimo ppppp à fortissimo. Toute cette scène est un nouvel exemple d’inquiétante étrangeté. À ce sujet, Freud dit bien que le malaise est d’autant plus important que l’objet de la fascination est une œuvre d’art nous sensibilisant à l’horrible, au fantastique ou à la superstition dans leurs dimensions les plus archaïques.
Hermann, à bout d’arguments, s’emporte et brandit un pistolet – à la fois menace de mort et symbole sexuel. Que n’a-t-il plutôt succombé à ses désirs sexuels vers la jeunesse de Lisa ? Pourquoi cette fascination s’est-elle imposée à lui avec tant de force ?
Au premier acte, c’était en dirigeant la menace contre lui-même qu’Hermann était parvenu à séduire la jeune femme, cette fois-ci il convoque la mort dans la réalité et brise le miroir aux fantasmes… Sans avoir besoin de tirer !
La Comtesse n’aura pas dit un mot. La simple vue du pistolet lui est fatale : elle meurt de peur. Dans un râle, elle trouve enfin la paix. Lisa accourt. Horrifiée autant par l’attitude d’Hermann qui lui dit : « Je voulais seulement connaître les trois cartes ! » que par la vue du cadavre de sa grand-mère, elle retrouve son sens moral et jette le jeune homme dehors sans ménagement. Hermann perd tout : adieu secret, passion, richesse, amour…
L’acte III va conduire le public à pénétrer dans le vécu effrayant d’Hermann. Le héros ne quittera presque plus la scène jusqu’à la fin de l’opéra. La plongée de l’officier dans un imaginaire hallucinatoire et fantastique des plus destructeurs va être superbement rendu par la musique, le compositeur utilisant tous les moyens à sa disposition. La charge symbolique du secret des trois cartes s’est évanouie et Hermann va se servir du réel pour en alimenter la dimension imaginaire. Isolé, physiquement seul dans sa chambre de la caserne, il entend du dehors une musique religieuse orthodoxe poignante, qui le conduit à se remémorer puis à revivre le service funéraire de la Comtesse. La fascination qu’elle exerce sur lui agit malgré le fait qu’elle soit morte. Le lien si personnel qui les unit l’a conduit à voir un clin d’œil que le cadavre lui aurait fait dans l’église ! Est-il signe d’une connivence plus universelle et qui plus est avec une connotation sexuelle ?
La suite de la scène va mêler des éléments de la réalité extérieure à la rêverie mélancolique d’Hermann. De la coulisse montent les accents du chœur des chantres entrecoupés de sonneries de clairons et de battements de tambours. Le vent souffle, la fenêtre claque puis s’ouvre et la bougie s’éteint. Terrorisé, Hermann veut fuir : cela lui est impossible car une forme humaine lui barre le passage… Le musicien choisit de montrer le délire d’Hermann et de l’illustrer par une musique terrifiante.
Le public partage l’effroi qui saisit le jeune officier lorsque apparaît sur scène le spectre de la Comtesse. L’utilisation des thèmes et de sa science de l’orchestration permet à Tchaïkovski d’écrire une page puissante et subtile qui produit une série d’effets rares à l’opéra, mais qui deviendront habituels dans la musique de films d’horreurs ! Le fantôme de la Comtesse va condenser toutes les obsessions d’Hermann. C’est à contrecœur qu’elle lui livre son secret, et sous conditions : il doit sauver Lisa et l’épouser. Notons que c’est le délire, auquel le spectateur participe, qui permet de lier tous les désirs d’Hermann. En une psychose hallucinatoire de désir, son délire accomplit l’ensemble de ses souhaits : Hermann pourrait être riche, et rien ni personne ne s’opposerait à ce qu’il épouse Lisa et à ce qu’ils soient heureux. Le fait qu’il y croit, comme si c’était la réalité, signe la pathologie délirante. La régression est ce qui permet l’émergence d’une telle psychose et Tchaïkovski l’a magistralement perçu en mettant le héros dans une situation qui la favorise : le jeune homme est totalement isolé physiquement, et d’autant plus vulnérable qu’il entend de l’extérieur des chants, des sonneries et l’orage, trois éléments sonores persécuteurs réveillant des traumatismes anciens. Les chants religieux lui rappellent la cérémonie troublante de l’enterrement de la Comtesse, le clairon le renvoie à la pauvreté de sa condition de militaire, l’orage évoque celui par lequel il avait menacé le bonheur du prince qui contrecarrait ses projets d’union avec Lisa. Hagard, hors de lui, Hermann répète l’ordre des trois cartes gagnantes : « Trois, Sept, As. » Il est terrorisé, mais croit posséder la clef du bonheur…
L’officier ne recouvrera plus la raison. Sa joyeuse exaltation amoureuse en retrouvant Lisa est bien trop inhabituelle pour que nous soyons rassurés comme la jeune femme veut l’être. Son retard au rendez-vous était déjà annonciateur d’un malheur. Lisa qui, dans un air puissant et très spectaculaire, faisait un retour sur elle en se demandant si elle pouvait pardonner au meurtrier de sa grand-mère, veut partir au bout du monde avec celui qu’elle s’est choisi. Hermann, lui aussi, veut partir, mais à la maison de jeu ! L’obsession du gain le reprend et, très fier, il raconte à Lisa, atterrée, comment « la vieille obstinée » lui a livré son secret. La rupture entre les amants est irréversible. En riant, dément, Hermann repousse Lisa et renie son amour : « Qui es-tu ? Je ne te connais pas ! Arrière ! » Les thèmes associés des cartes et de la Comtesse s’imposent triomphants à l’orchestre pendant que Lisa se suicide. La dimension masochiste et mortifère de son amour pour Hermann est poussée jusqu’à son terme. Elle n’a pas pu sauver « l’ange déchu ». L’amour est vaincu et elle préfère mourir. Le magnifique thème de l’introduction de sa scène retentit, assourdissant, aux cors et aux trombones tandis qu’elle se jette à l’eau. Il a la force surhumaine et inexorable d’un destin fatal, signant la responsabilité d’Hermann pour cette deuxième mort.
Dans la salle de jeu, le comportement d’Hermann est toujours aussi inquiétant. Avec la brutalité qui caractérise les passages à l’acte il demande à jouer. Très rapidement, il gagne grâce aux deux premières cartes, le Trois et le Sept. Arrogant, il entonne sa chanson à boire qui n’est pas des plus joyeuses. Sa profession de foi dans le mouvement de la roue de la fortune n’est guère convaincante et trahit rapidement la fascination du jeune homme pour la mort. « Elle est notre unique refuge. » Curieuse façon de trinquer à sa victoire ! Jamais il n’est possible de déterminer dans ses paroles où va sa préférence, vers la mort ou vers la réussite. Il est toujours ambivalent, cherchant autant l’une que l’autre. Ainsi s’exprime plutôt sa recherche de l’échec à tout prix.
C’est le prince Eletski qui acceptera de jouer la troisième partie alors que les autres joueurs refusent, car « il se passe quelque chose de bizarre ». Hermann la perd : à la place de l’As attendu paraît « La Dame de Pique » qui symbolise la mort ! Hermann y voit le spectre de la Comtesse et se suicide. La rapidité avec laquelle il est passé à l’acte prouve sa préméditation, davantage par attirance morbide constitutionnelle que par culpabilité. Enfin, débarrassé de son obsession pour les trois cartes, assumant son choix, il revient en mourant à sa nature d’amoureux. Son amour ne s’accomplit que dans la mort, carte gagnante qui a eu le dernier mot au troisième tour. Hermann ne peut aimer que là. Le chant de sa passion pour Lisa accompagne sa vision paisible de la jeune femme dans le ciel. Ultime délire. L’opéra s’achève pianissimo sur ce thème…
Au terme de son parcours, magistralement illustré par Tchaïkovski, le jeune homme fait penser à ces patients incapables de ressentir durablement la force du désir de vivre qui vont toujours malgré eux vers le morbide, en traînant un poids bien trop lourd pour eux, un poids qu’un jour ils préfèrent déposer, n’en pouvant plus. De plus, le compositeur n’a pas manqué, en articulant les thèmes propres à chaque personnage, de montrer comment le destin s’exprimait nécessairement dans les liens qui se nouaient entre eux. Ainsi, Tomski a tiré la carte, la Comtesse a préféré passer son tour, Lisa a misé et perdu, tandis qu’Hermann a triché pour ne pas gagner. Quatre étranges joueurs aux désirs tortueux et intimement mêlés, trois cadavres pour une partie bien sinistre !

Hubert Stoecklin : La Folie à l’Opéra

Le Bolchoï et sa Dame de Pique à Toulouse

COMPTE-RENDU, opéra. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 15 Mars 2019. P.I. TCHAIKOVSKI. La dame de Pique (version de concert). Dolgov. Golovatenko. Manistina. Nechaeva. Kalueva. Orchestre et Choeur du Théâtre du Bolchoï. T. SOKHIEV, Direction.

Une Dame de Pique Historique par le Bolchoï à Toulouse !


Et si la version de concert dans ces conditions exceptionnelles étaient la perfection pour les opéras ? C’est un peu ce qui me parait ce soir en écoutant et en vivant cette Dame de Pique dont la richesse symphonique est desservie dans une fosse.

Tugan Sokhiev avait dirigé la Dame de Pique au Capitole en février 2008, avec un immense succès personnel pour sa parfaite compréhension de toutes les facettes de cet opéra complexe. la mise en scène fait semblé plus discutable à certains. Ce soir avec ses forces du Bolchoï il va encore plus loin et nous entraine encore plus avant dans la compréhension de cet opéra magnifique. L’orchestre du Bolchoï est incroyablement coloré, puissant et compact.

Les solistes n’ont peut être pas tous la délicatesse de ceux du Capitole, mais quelle puissance expressive est la leur ! Plus puissant et parfois plus sauvages, les musiciens moscovites sont pris par le feu absolu qui émane de la direction de Tugan Sokhiev. Le chœur qui nous avait enchanté la veille est ce soir encore plus nombreux ( presque le double) et sans partitions. Il s’amuse et il est facile de deviner que sur scènes ils ont mainte fois joué ces personnages du choeur. Car dès la première scène les groupes sont multiples, et les dames chantent le chœur d’enfants avec des voix plus blanches et une légèreté étonnante quand ont connait leur puissance. En ce qui concerne les chœurs deux moments opposés montrent sa qualité et sa ductilité en même temps que le génie dans la direction de Tugan Sokhiev. Le final du premier tableau de l’acte 2 avec l’arrivée de la tsarine et si imposant et noble que la présence de la Grande Catherine semble vraie. Tant d’ampleur, de puissance et de largeur s’oppose en tout au dernier choeur d’hommes de l’opéra dans la compassion pour Hermann mourant. Cette émotion de sons piano si riches harmoniquement, si timbrés et à la limite de la fragilité des voix fait un effet émotionnel puissant en négatif de la puissance sonore précédente. Entre ces deux niveaux extrêmes toute les palettes musicales et émotionnelles contenues dans la partition enveloppent le public, le fait évoluer et changer. La direction inspirée de Tugan Sokhiev, qui dirige en chantant tout par cœur, se donne totalement à la géniale musique de Tchaikovski, la servant avec passion.

La distribution est sans faux pas, excellente pour des raison différentes. La Liza d’Anna Nechaeva est fleuve vocal. Puissance, homogénéité de timbre, souffle large et timbre émouvant. Son médium charnu et son grave sonore sont parfaits et les aigus lumineux. En Pauline Elena Novak offre une générosité vocale et musicale qui donne envie de l’entendre dans biens d’autres rôles. Le Prince Yeletski d’Igor Golovatenko a toute la noblesse et l’émotion dans sa voix qui rendent ces interventions inoubliables, du lyrisme de son air à la puissance de la scène finale. Nikolay Kazanskiy en Tomski a une voix agréable et un chant plein d’empathie. La Comtesse d’Anna Nechaeva dans un timbre d’une belle plénitude et une noblesse naturelle chante à la perfection une partie complexe que souvent des divas sur le retour ne phrasent pas aussi délicatement. C’est un vrai régal et son extraordinaire tempérament dramatique donne toute la puissance à son personnage qui redevient central. En Hermann le ténor Oleg Delgov renoue avec les attentes de Tchaikovski qui voulait pour son héros une voix lyrique plus que dramatique. En effet la fausse tradition de donner ce rôle à une énorme voix ne tient pas compte de l’italianité que Tchaikovski attendait de son ténor ni et c’est plus gênant de la fragilité mentale extrême du personnage. L’intelligence d’Oleg Delgov force l’admiration tant il fait comprendre la complexité de son personnage. Il a semblé plus dépendant de la partition quand tous ses collègues savaient leur rôle par coeur, mais son Hermann restera dans les mémoires. Le final en particulier a été bouleversant. Il faut préciser que Tugan Sokhiev a terminé épuisé ayant donné au final une dimension métaphysique bouleversante rendant lumineux le rapport au destin et à l’inévitable de la mort pour chacun. Je n’ai jamais entendu ni en disque ni sur scène un dernier tableau si élevé en terme de philosophie en musique et de spiritualité. L’émotion qui a gagné la salle a été si intense que la dernier geste du chef a maintenu un très long silence recueilli avant que les applaudissements et le cris enthousiastes ne remplissent la Halle-Aux-Grains. Enorme succès que nous devons aux Grands Interprètes partenaires de cette remarquable première Musicale Franco-Russe pour ce concert idéal. Tugan Sokhiev comprend et vit cette partition comme personne. Les forces moscovites survoltées, une distribution entièrement russe, un public subjugué, tout a concouru à faire de cette soirée un voyage inoubliable en terre de l’âme russe, du rapport au destin et de ses effets tragiques.


Hubert Stoecklin


Compte rendu Opéra. Toulouse, Halle-aux-Grains le 14 mars 2019. Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) : La Dame de Pique, Opéra en trois actes et sept tableaux, version de concert. Avec : Oleg Dolgov, Hermann ; Nikolay Kazanskiy, Tomski ; Igor Golovatenko, Prince Yeletski ; Ilya Selivanov, Tchekalinski ; Denis Makarov, Sourine ; Ivan Maximeyko, Tchaplitski / Le maître des cérémonies ; Aleksander Borodin, Narumov ; Elena Manistina, La Comtesse ; Anna Nechaeva, Liza ; Agunda Kulaeva, Pauline ; Elena Novak, La gouvernante ; Guzel Sharipova, Prilepa / Macha ; Orchestre et Choeur du Théâtre du Bolchoï de Russie , chef de choeur Valery Borisov ; Tugan Sokhiev, direction .

Ariane à Naxos somptueuse

COMPTE-RENDU, opéra. TOULOUSE, Capitole, le 1er Mars 2019. R.STRAUSS: Ariane à Naxos ( nouvelle production). Fau, Belugou, Fabing, Hunhold, Savage, Morel, Sutphen. Orch National du Capitole. E.ROGISTER, Direction.


Production géniale de L’ Ariane à Naxos de Strauss/Hofmansthal à Toulouse.

Donner l’opéra le plus élégant de Richard Strauss et Hugo von Haufmannstahl, le plus exigeant au niveau théâtral avec des voix hors normes, toutes surexposées, est une véritable gageure que Christophe Ghristi, nouveau directeur de l’auguste maison toulousaine, relève avec brio. Il a trouvé en Michel Fau l’homme de théâtre respectueux de la musique, capable de donner vie à Ariane à Naxos en un équilibre parfait entre théâtre et musique, entre le prologue et l’opéra lui-même.

J’ai toujours jusqu’à présent trouvé que la partie musicale dépassait le théâtre et que des deux parties l’une dominait l’autre. Au disque la musique sublime de bout en bout de l’opéra s’ écoute en boucle et sans limites, à la recherche de timbres rares et de vocalités exactes. A la scène souvent le prologue est trop ceci ou pas assez cela et en fait ne convainc pas et trop souvent et comme l’opéra peut s’enliser. Pourtant je parle de productions au Festival d’ Aix ( Avec l’Ariane de Jessye Normann) ou Paris (Avec la Zerbinetta de Natalie Dessay)… Je dois dire que ce soir le travail extraordinairement intelligent et délicat de Michel Fau mériterait une analyse de chaque minute.

L’humour est d’une subtilité rare et sur plusieurs plans. La beauté des costumes ( David Belugou) et des maquillages ( Pascale Fau) ajoutent une élégance rare à chaque personnage quelque soit son physique. C’est également David Belugou qui a réalisé deux décors intelligents et qui éclairés avec subtilité par Joël Fabing semblent bien plus complexes et profonds qu’ils ne sont. Il est rarissime de trouver à l’opéra travail théâtral si soigné dans un respecte absolu de la musique. Dans la fosse les instrumentistes de l’orchestre du Capitole choisis pour leur excellence jouent comme des dieux sous la baguette inventive et vivante d‘Evan Rogister. Il aborde par exemple le prologue de l’opéra avec une allure presque expressionniste et sèche avant de colorer toute la subtile orchestration de Strauss avec le poids exact. N’oublions pas que les 38 instrumentistes demandés par Strauss sont évidement de parfaites solistes ou chambrites mais ensemble ils sonnent comme un orchestre symphonique complet dans le final. Que dire des chanteurs à présent ?

Ayant chacun les notes incroyables exigées et des timbres intéressants, dans un tel contexte, ils n’ont qu’à chanter de leur mieux pour devenir divins dans un environnement si favorable. Jusqu’aux plus petites interventions chacun est merveilleux. L’Ariane de Catherine Hunold est sculpturale, sa prima Donna caricaturale. En Bachus, le ténor Issachah Savage, est éblouissant de panache vocal avec une quinte aiguë et une longueur de souffle qui tiennent du surnaturel, dans le prologue sa brutalité pleine de morgue un est vrai régal de suffisance pardonnée après le final. Car la puissance du duo final est historique, une telle plénitude sonore dépasse l’entendement. La Zerbinetta d‘ Elisabeth Sutphen mérite des éloges pour un équilibre théâtre-chant de haut vol, alors qu’il s’agit d’une prise de rôle. Elle passe du moqueur au profond en un clin d’ oeuil, virtuose ou languide, elle peut tout. Le trio de voix, rondes et nuancées, qui tiennent compagnie à Ariane sur son rocher sont d’une qualité inoubliable que ce soit Caroline Jestaedt, en Naïade, Sarah Laulan en Dryade ou Carolina Ullrich en Echo. Les quatre messieurs qui accompagnent Zerbinetta ne sont pas en reste au niveau vocal mais jouent également avec beaucoup de vivacité et d’énergie (Pierre-Emmanuel Roubet, Scaramouche ; Yuri Kissin, Truffaldino ; Antonio Figueroa, Brighella). Philippe-Nicolas Martin , en Arlequin ajoutant une belle touche de vraie-fausse mélancolie dans son lied. Le compositeur d’Anaïk Morel est très sympathique c’est vraiment Strauss lui même qui se questionne sur la folie d’oser composer des opéras dans un monde si absurde. La réponse est OUI : la beauté, l’intelligence et la finesse sont le remède à l’absurdité et la bêtise du monde.

Aujourd’hui à Toulouse le flambeau a été rallumé avec panache. Oui en une soirée la beauté peut ragaillardir tout un théâtre et le succès public a été retentissant. Les mines réjouies en quittant la salle du Capitole en disent long sur la nécessité de croire, et ce soir de l’avoir vue réalisée, en cette alchimie subtile qui se nomme opéra. Merci à tous et bravo à cette production qui aborde le rivage de la perfection ! Il teste encore deux représentations à ne pas manquer du chef d’oeuvre de Richard Strauss parfaitement représenté à Toulouse .
Hubert Stoecklin


COMPTE-RENDU, opéra. Toulouse, Capitole, le 1er Mars 2019. RICHARD STRAUSS (1864-1949) : ARIANE à NAXOS, Opera en un acte et un prologue, Livret de Hugo von Hofmannsthal, Création le 4 octobre 1916 au Hofoper de Vienne, Nouvelle production du Théâtre du Capitole/Opéra Orchestre national de Montpellier – Occitanie. Michel Fau, mise en scène ; David Belugou, décors et costumes ; Joël Fabing, lumières ; Pascale Fau , maquillages. Avec : Catherine Hunold, Primadonna / Ariane ; Issachah Savage, Ténor / Bacchus ; Anaïk Morel, Le Compositeur ; Elisabeth Sutphen, Zerbinetta ; Philippe-Nicolas Martin , Arlequin ; Pierre-Emmanuel Roubet, Scaramouche; Yuri Kissin, Truffaldino ; Antonio Figueroa, Brighella ; Caroline Jestaedt, Naïade ; Sarah Laulan, Dryade ; Carolina Ullrich, Echo; Florian Carove, Le Majordome ; Werner Van Mechelen, Le Maître de musique ; Manuel Nuñez Camelino, Le Maître à danser; Alexandre Dalezan, Le Perruquier ; Laurent Labarbe, Un Laquais ; Alfredo Poesina, L’Officier ; Orchestre national du Capitole ; Evan Rogister : direction musicale.