Le Viol de Lucrèce à Toulouse : fascinant !

CRITIQUE, opéra. TOULOUSE, Capitole, le 22 mai 2023.BRITTEN : Le Viol de Lucrèce. Rehlis, Rock, Dubois, Garnier. Delbée/Stieghorst.

Toute l’ambiguïté de partition de Britten magnifiée à Toulouse

Après la deuxième guerre mondiale, au retour de sa visite des camps de la mort nazis, Benjamin Britten totalement bouleversé a pris deux décisions : Créer une petite compagnie d’opéra et composer pour elle des œuvres de tailles réduites. Sa première partition sera ce viol de Lucrèce. Cette œuvre très originale est remplie de cette douleur et de ces espoirs d’un monde nouveau après la grande horreur. Car cette partition, virtuose, belle et inouïe est également extrêmement ambiguë.

Les toulousains ne la connaissaient pas et Christophe Ghristi n’a pas lésiné sur les moyens afin de provoquer un choc pour le public. A son habitude il a engagé une distribution parfaite, nous y reviendrons en détail. Le fait d’offrir à la grande artiste Anne Delbée une nouvelle mise en scène d’opéra est absolument remarquable. Le dispositif scénique est très habile, les décors suggestifs, les costumes somptueux, les lumières très subtiles. L’œil est à la fête et voyage du jour à la nuit, de l’intime au public, de la noirceur à la lumière de l’âme, c’est fascinant. La direction d’acteurs est très précise et la manière dont chaque chanteur se meut est remarquable par la différenciation faite entre les personnages.

Hiératique et pudique la Lucrèce d’Agnieska Rehlis est sublime de beauté puis sera détruite par le viol avant de se métamorphoser en Sainte Martyre. La pulsionnalité ravageuse de Tarquin est parfaitement rendue par Duncan Rock.

De ce fait le choc de leurs oppositions devient radical. Ils apparaissent comme n’appartenant pas à la même planète. Dominic Barberi en Collatin le mari est d’abord un soldat quelconque avant de devenir un mari aimant d’une générosité absolue et pourtant totalement impuissante à sauver sa femme tant aimée. Il a un jeu subtil et son changement est d’une grande vérité éthique.

En politique retors le Junius de Philippe-Nicolas Martin est aussi vil que poli. C’est en fait lui qui est le monstre qui provoque le drame. Il nous reste à évoquer le Chœur Antique voulu par Britten. Confié à un homme et une femme la richesse de leurs commentaires fait tout le prix de cette partition.

Le jeu de Marie-Laure Garnier, chœur féminin, est marmoréen et d’une humanité troublante. Toute de noblesse et de retenue elle personnifie la compassion et l’admiration.

Plus volage Cyril Dubois en chœur masculin est proche d’un papillon qui voltige sur scène cherchant à faire vivre l’action qu’il raconte ; c’est plus extérieur, plus contemporain.

Entre ce classicisme marmoréen du chœur féminin, que rappelle également un élément de décor fait d’une tête de statue à demi visible posée au sol et l’agitation hystérique du chœur masculin associé à la richesse du costume tout en or de Tarquin, le conflit masculin-féminin explose et travaille à une opposition qui petit à petit deviendra complémentarité. D’aucun reprocheraient à Anne Delbée d’en avoir trop montré… Moi j’ai beaucoup apprécié cette richesse de sens multiples de sa conception car elle nous amène à nous questionner, nous le public, sur notre gout du luxe et notre délectation à voir toutes ces héroïnes sacrifiées à l’opéra.

Le travail vocal et scénique des chanteurs est tout à fait convainquant dans la manière dont l’identité vocale de chacun participe activement à construire les personnages. La distribution est donc admirable en tout. Toutes les voix sont superbes y compris les plus petits rôles. L’orchestre du Capitole avec ses 13 musiciens est d’une réactivité sidérante, il est presque incroyable qu’ils soient en si petit nombre tant les effets sont riches. La direction de Marius Stieghorst est magistrale, souple et pleine de nuances. Le drame se déploie sans temps morts et le public sort de cette heure et 40 minutes de musique, complètement bouleversé et en ayant l’impression d’avoir traversé un océan de larmes. L’ambiguïté de la partition dans sa beauté ravageuse ne cesse de hanter le spectateur-auditeur fort longtemps.

La pirouette finale voulue par Britten qui très artificiellement lie l’histoire de Lucrèce à celle du Christ est très dérangeante dans le sens ou la religion ne sert qu’à donner un prétexte obscur aux souffrances des innocents comme Lucrèce.

Cet opéra très puissant a fait une entrée remarquable au répertoire du Capitole. Ce fut une incroyable découverte.

Hubert Stoecklin

Critique. Opéra. Toulouse. Théâtre du Capitole, le 23 mai 2023. Benjamin Britten (1913-1976) : Le Viol de Lucrèce, Opéra en deux actes. Mise en scène : Anne Delbée ; Collaboration artistique : Émilie Delbée ;  Collaboration à la mise en scène : Arthur Campardon ; Décors : Hernan Panuela ; Costumes : Mine Vergez ; Assistante aux costumes : Marie-Christine Franc ; Lumières : Jacopo Pantani ; Distribution : Agnieska Rehlis, Lucrèce ; Duncan Rock, Tarquin ; Dominic Barberi, Collatin ; Philippe-Nicolas Martin, Junius ; Juliette Mars, Bianca ; Céline Laborie, Lucia ; Marie-Laure Garnier, chœur féminin ; Cyrille Dubois, chœur masculin ; Orchestre national du Capitole ; Direction : Marius Stieghorst. 

Othello par Sivadier : c’est Magistral

Critique. Théâtre.Toulouse. Théâtre de la Cité, le 11 mai 2023. William Shakespeare : OTHELLO.

Texte français : Jean-Michel Déprats ; Mise en scène : Jean-François Sivadier / Cie Italienne avec Orchestre ; Cyril Bothorel : Brabantio, Montano et Lodovico ; Nicolas Bouchaud : Iago ;  Stephen Butel : Cassio ; Adama Diop : Othello ; Gulliver Hecq : Rodrigo ; Jisca Kalvanda : le Doge de Venise, Emilia ; Emilie Lehuraux : Desdémone, Bianca. Scénographie : Christian Tirole, Jean-François Sivadier et Virginie Gervaise ; Lumières : Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin ; Costumes : Virginie Gervaise ; Son : Ève-Anne Joalland.  

Othello est une pièce particulière de Shakespeare pour moi. C’est probablement celle que je connais le mieux, par l’adaptation qu’en a faite Boïto pour l’opéra Otello de Verdi. C’est celle qui permet une analyse clinique très impressionnante du délire de jalousie et de la paranoïa. C’est également à mon sens celle qui parle le plus intimement au spectateur à travers le temps. Des êtres simples, non issus de la noblesse de la mythologie ou de la farce nous montrent comment dans un couple le plus aimant, la jalousie détruit tout sous le poids du regard social implacable et d’un être pervers qui agit savamment. Jean-François Sivadier dans une nouvelle traduction de Jean-Pierre Déprats nous propose sa vision d’une grande acuité de ce drame intime.

Le dispositif scénique, décors, costumes, lumières est sobre et d’une grande efficacité. Il permet au spectateur de se projeter à Venise, puis à Chypres entre espaces publics et intimes. C’est toujours élégant et pratique. Chaque comédien incarne à la perfection son ou ses rôles avec une justesse psychologique parfaite. Ainsi Jisca Kalvanda est d’abord un Doge plein de majesté et d’autorité puis une Emilia sensible et pleine de force. Les plus petits rôles comme Brabantio, Montano et Lodovico joués par Cyril Bothorel sont très intéressants et la performance d’acteur force l’admiration. Bien évidemment c’est le trio infernal qui nous donne les plus grands frissons.

L’Othello d’Adama Diop est absolument stupéfiant. Bel athlète noir il impose une puissance tellurique qui semble sans limites. Puis une fragilité stupéfiante lézarde sa superbe avant l’émergence d’une douleur insondable qui en fait un meurtrier. L’évolution du personnage est une performance d’acteur rare car d’une justesse parfaite. Le masque blanc avec lequel il termine son acte meurtrier et son impossibilité d’y survivre, dans un véritable suicide altruiste restera dans les mémoires comme des images sublimes.  Othello rend perceptible jusque dans son meurtre l’amour idéalisé bafoué qu’il voue à sa femme. Cela ne justifie en aucun cas ses actes mais le désespoir est si noblement exprimé qu’il nous entraine à le comprendre.

La blanche Desdémone est Émilie Lahuraux, elle a une force d’âme bien loin d’une oie blanche et une détermination supérieure. Elle a d’ailleurs l’aplomb et la séduction fatale de Bianca dans une courte apparition. La pièce commence avant le lever de rideau, nous découvrons en entrant dans la salle, toutes lumières allumées un couple devisant en parfaite intelligence. Nous comprenons qu’il s’agit du couple de héros quand Othello offre la bague de mariage en faisant sa demande. La complicité des deux amants puis époux est évidente et forte. Voilà un couple qui semble armé pour tenir. La séduction naturelle de Desdémone et son aisance nous fait imaginer qu’elle puisse tromper son mari. Le jeu avec Cassio, interprété par Stephen Butel, est dans ce sens très subtil fait d’une proximité de classe et d’éducation.

La manière dont Nicolas Bouchaud incarne Iago est insupportable. Il est la personnification de la perversion, sa jouissance à manipuler tous les autres personnages tient du prodige. La manière dont il met le public dans sa poche est profondément révoltant. Vous l’aurez compris le « quatrième mur » est inexistant. Chaque personnage aura des moments d’adressage au public. Personne autant que Iago en tous cas. La manière dont il peut avoir une assurance est un fatal ascendant sur les personnages et n’a d’égal que sa veulerie et sa pleutrerie. Le travail d’acteur est donc d’un niveau sidérant.

La scénographie est du même niveau, les relations si riches entre les personnages fonctionnent admirablement. Ainsi toute la mécanique de la distillation du poison de la jalousie, la dissémination du doute, puis la force de la destruction lancée plus rien ne peut l’arrêter. Nous en sommes conscients et complètement médusés assez rapidement. Les petits éléments de mise au goût du jour sont discrets et toujours judicieux. Le travail de Sivadier est si complet qu’il rend lisible comment un couple si courageux face à l’adversité, ne tient pas dans une société qui par la lutte des castes n’autorise pas vraiment les égalités d’êtres ni la liberté individuelle. Desdémone et Othello se sont crus libres et sous le regard social que Iago surdétermine, leur couple ne peut résister malgré la confiance pure qui les a unis. Sans cette confiance dans l’autre, il n’y a plus de respect ni de l’autre ni de soi. J’ai vraiment été pris par cette représentation comme rarement, avec l’impression que tous les plans ont été rendus lisibles. Tout était parfait pour que le génie de Shakespeare se déploie et nous subjugue. Une sorte d’idéal du théâtre est donc possible ! Le public n’a pas été loin de la standing ovation la plus bruyante comme galvanisé par ce spectacle totalement réussi. Une grande mise en scène, avec de grands acteurs, voilà une production qui va connaître un succès total là où elle passera.

Jean-François Sivadier est un des talents les plus complets du moment sans nul doute ! Son théâtre est d’un lyrisme bouleversant.  Son Othello fait pleurer !

Hubert Stoecklin

Le 48 iem festival du Comminges s’annonce à Toulouse

CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 9 mai 2023. Tchaïkovski. Mozart. Julien-Laferrière. Laloum. Orch Consuelo.

Musicalité exquise pour ouvrir le 48 ° Festival du Comminges.

Descendant des montagnes et de la superbe Basilique de Saint Bertrand de Comminges, les organisateurs de ce concert ont voulu séduire le public toulousain et offrir un concert magnifique plus d’un mois avant le début du festival le 28 juillet 2023.

Victor Julien Laferrière ® Jean Baptiste Millot

Victor Julien-Laferrière est venu avec la triple casquette de soliste émérite au violoncelle, en chef d’orchestre et en directeur artistique du festival. Le jeune musicien a excellé en tout. En une courte allocution il décrit ainsi son engagement auprès du festival du Comminges en succession au très regretté Jean-Patrice Brosse et en tant que créateur de l’orchestre Consuelo. C’est avec cet orchestre qu’il se présente à nous et avec son ami le pianiste Adam Laloum. En première œuvre ce sont les Variations Rococo de Tchaïkovski qui ouvrent le programme. Cette œuvre, cheval de bataille de bien des violoncellistes, convient admirablement à Victor Julien Laferrière. La virtuosité lui permet de nous éblouir par un naturel et une apparente facilité. Le brillant qu’il partage avec l’orchestre est un dialogue plein de poésie et de joutes à fleuret moucheté. Les tempi sont vifs et les variations sont toutes admirablement élégantes. L’orchestre en une écoute chambriste dialogue constamment avec le chef-soliste. La première violon avec énergie et efficacité prend la relève et bat la mesure de son archet dans une variation particulièrement périlleuse, le résultat est enthousiasmant.

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C’est dans le concerto de Mozart que le jeune Victor Julien-Laferrière nous révèle vraiment ses talents de chef d’orchestre, le soutien à Adam Laloum est particulièrement musical. On ressent le partage artistique très ancien entre les deux musiciens. Adam Laloum se régale d’écouter l’introduction orchestrale du premier mouvement du 23ème concerto de Mozart, puis s’installe dans un jeu particulièrement souple en partenariat avec les musiciens de l’orchestre. Adam Laloum joue Mozart avec un naturel et une grâce infinie. L’écoute de l’orchestre est totale et les solistes de l’orchestre, surtout les bois, dialoguent avec le pianiste en toute félicité. Cet accord musical entre tous les musiciens est d’une beauté très émouvante. Tout particulièrement dans le deuxième mouvement. Le thème donné par le pianiste a un doux balancement, comme un nocturne au bord de l’eau. La poésie de cette entrée est relayée par les bois qui semblent offrir un véritable jeu de chambristes ; le balancement des cordes obtenus par Victor Julien-Laferrière est du même ordre. La poésie irradie de chaque mesure pour ce moment de véritable partage entre musiciens et avec le public qui retient son souffle. Le final réveille chacun pour cette fête insouciante et joyeuse dans une virtuosité tournoyante et victorieuse toute en légèreté. On devine bien combien la cooptation des instrumentistes a été basée sur cette fine musicalité de chacun. Ce n’est pas seulement un orchestre de solistes mais de parfaits chambristes et cela s’entend et donne à leur Mozart une allure faite de jubilation amicale. Les infimes nuances, les phrasés subtilement réalisés par Adam Laloum trouvent un écho et une réponse dans l’orchestre ; ce dialogue est absolument renversant car cela se fait le plus naturellement et simplement du monde. Les applaudissements fusent pour le soliste et les musiciens ainsi que leur chef.

Pour terminer le concert, après un court entracte Victor Julien-Laferrière revient et dirige avec beaucoup de précision la première suite pour orchestre de Tchaïkovski. Cette œuvre mal-aimée chante, caracole et avance sans temps mort révélant couleurs originales, nuances très creusées et une instrumentation richement variée. Victor Julien-Laferrière partage ses attentes avec les musiciens plus qu’il n’impose. Sa direction est efficace, précise et laisse pourtant beaucoup de liberté aux musiciens qui peuvent tous s’exprimer. Cela donne une interprétation très vivante et stimulant l’écoute. Et ainsi plus d’un s’est demandé pourquoi cette suite si originale n’est pas donnée plus souvent en concert. Voilà un concert qui permet de deviner que ce 48ème Festival du Comminges sera une vraie réussite. Le public retrouvera la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges et les nombreuses et magnifiques églises de la région dès le 28 juillet 2023.

Seul regret un public trop clairsemé pour des musiciens de cette envergure et un programme si attrayant.

Critique. Concert. Toulouse. Halle-aux-Grains, le 9 mai 2023. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concerto pour piano n°23 en la majeur K.488 ; Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) : Variations sur un thème Rococo pour violoncelle op.23, Suite pour orchestre n°1 op.43. Orchestre Consuelo ; Adam Laloum, piano ; Victor Julien-Laferrière, violoncelle et direction.

Orchestre Consuelo © Jean Baptiste Millot

Michael Spyres le Tenorississimo !

CRITIQUE.CD. CONTRA-TENOR.MICHAEL SPYRES. IL POMO D’OR. FRANCESCO CORTI. 1CD ERATO durée : 72’54 ’’.

Michael Spyres TENORISSISSIMO nous offre un enregistrement orgiaque

Michael Spyres est un artiste unique qui se pose des questions sur sa voix, le répertoire, la technique vocale et l’histoire de l’opéra. Il a une tessiture exceptionnelle et l’explore sans cesse. Son précédent enregistrement intitulé Barytenor est bluffant, sidérant mais ne nous a pas totalement convaincu. Il a certes un medium sonore et des graves exceptionnels mais il manque une sorte de grain, de moelleux que nos chers barytons utilisent avec art. C’est un peu ce qui me manque même chez Placido Domingo qui fait une carrière de baryton enviable. Ce qui est certain c’est que Michael Spyres pousse l’auditeur dans ses retranchements et le critique également. Pour bien apprécier cet enregistrement de CONTRA-TENOR je me suis plongé dans mes « archives » afin de me demander quels ténors peuvent avoir été des précurseurs. Je dois dire que les qualités de Michael Spyres sont telles que je rends les armes. Il me faut faire appel à plusieurs immenses ténors pour couvrir cette vaste tessiture, ces vocalises inouïes, ces phrasés subtiles, cette adéquation stylistique parfaite et un chant dans chaque langue sans accent.

Nicolaï Gedda a eu probablement la versatilité, la perfection stylistique, l’aisance dans les langues et l’ampleur de la tessiture qui peuvent se rapprocher de Spyres.

Dans Lully et Rameau Spyres égale vocalement un Howard Crook pourtant idéal et le dépasse en adéquation stylistique.

Rockwell Black dans Vivaldi et Rossini est capable des mêmes vocalises les plus folles mais n’a pas la beauté vocale ni l’homogénéité de Spyres.

Ces exceptionnels ténors doivent s’agiter en entendant ce récital de Michael Spyres car il va plus loin que chacun d’eux…

Une chose est certaine, Michael Spyres est un vrai ténor, il en a les aigus faciles, clairs et irradiants, le grain serré du timbre, sa capacité de mixer les voix de tête et de poitrine est absolument parfaite et il fait ce qu’il veut de sa voix. Son medium et son grave sont idéalement placés et dans les immenses vocalises sur plus de trois octaves l’homogénéité du timbre est exceptionelle. Car même si nous critiquons un enregistrement je trouve important de savoir l’effet physique d’une voix pour la connaître vraiment. Dans Idoménée à Aix-en-Provence cet été j’avais été totalement convaincu et pour dire subjugué par l’interprétation de Michael Spyres.

Avec un air pour chaque compositeur les choix sont absolument enthousiasmants. De nombreux compositeurs sont totalement inconnus et ne nombreux airs tout simplement inédits. Chacun pourra se laisser séduire, pour ma part les airs de Domenico Sarro, Baldassare Galuppi et Gaetano Latilla m’ont particulièrement plus. Avec tant de virtuosité ainsi exécutée, je dois avouer que je les apprécie autant que les airs virtuoses pour soprano.

Sur une tessiture si vaste je ne connais qu’une chanteuse. C’est Yma Sumac capable de suraigus et de notes de contralto sur 4 octaves. Mais elle n’a pas abordé l’opéra en intégrale et restera un phénomène vocal unique. Rien de cela chez notre ténor assolutissimo.  Il semble pouvoir tout chanter à l’opéra !

C’est la musicalité de Michael Spyres qui me paraît la plus admirable.  Ainsi c’est dans l’air sobre d’Orphée de Gluck qu’il me touche le plus. Un français parfait, des phrasés subtils et des nuances délicieuses et jusqu’à une fragilité émouvante ont complétement renouvelé mon amour pour cet air sublime sans doute beaucoup trop entendu. Il n’y a pas que la voix qui est exceptionnelle chez Michael Spyres c’est sa musicalité, son extraordinaire connaissance stylistique. A ce titre il faut saluer le même niveau d’excellence d’Il Pomo d’Or et de la direction de Francesco Corti. Aussi caméléons que le ténor l’orchestre et le chef sont parfaits dans tous les styles, absolument tous, y compris dans Lully et Rameau. Ils donnent un coup de vieux aux enregistrements historiques de référence.

L’enregistrement est très précis à la fois proche de la voix caméléon et des instrumentistes dans une acoustique aérée. C’est très agréable et très beau. C’est donc une réussite totale et absolue !

Voici un enregistrement qui fait partie des merveilles vocales absolues, que tout amateur de voix chérira et placera au pinacle.

Critique. Enregistrement 1 CD ERATO 5054197293467. CONTRA-TENOR. Michael Spyres, ténor. Il Pomo d’Or Direction : Francesco Corti.  Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : « Cessons de redouter » et Passacaille extraits de Persée. Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : « E il soffrirete … Empio per farti guerra » extrait de Tamerlano. Antonio Vivaldi (1678-1741) : « Cada pur sul capo audace » extrait de Artabano, re de’ Parti. Leonardo Vinci (1690-1730) : « Si sgomenti alle sue pene » extrait de Catone in Utica. Nicola Porpora (1686-1768) : « Nocchier, che mai non vide » extrait de Germanico in Germania. Domenico Sarro (1679-1744) : « Fra l’ombre un lampo solo » extrait de Achille in Sciro. Baldassare Galuppi (1706-1785) : « Vil trofeo d’un alma imbelle » extrait de Alessandro nell’Indie. Gaetano Latilla (1711-1768) : « Se il mio paterno amore » extrait de Siroe, re di Persia. Johann Adolf Hasse (1699-1783) : « Solcar pensa un mar sicuro » extrait de Arminio. Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : « Cessez de ravager la Terre » extrait de Naïs. Antonio Maria Mazzoni (1717-1785) : « Tu m’involasti un regno » extrait de Antigono. Christoph Willibald Gluck (1714-1787) : « J’ai perdu mon Eurydice » extrait de Orphée et Eurydice. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : « Se di lauri » extrait de Mitridate, re di Ponto. Niccolò Piccinni (1728-1800) : « En butte aux fureurs de l’orage » extrait de Roland. Michael Spyres, ténor ; Il Pomo d’oro, direction : Francesco Corti. 1 CD Erato. Enregistré du 15 au 22 septembre 2020 à la Villa San Fermo de Lonigo (Italie). Notice de présentation en anglais, français et allemand. Durée : 72:54.

Odysée du Ring : l’hommage de Joseph Swensen à Wagner !

CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 5 mai 2023. Wagner/Swensen, Odyssée du Ring, Orch Nat  Capitole, Libor, Elsner, Gastl, Swensen.

Joseph Swensen construit une odyssée du Ring cosmique !

Arthur Rackham

Durant le confinement Joseph Swensen après un grand découragement a construit une réduction de la Tétralogie de Wagner en pensant à Toulouse. Le travail conséquent que le violoniste, chef d’orchestre et compositeur a réalisé est considérable. Car les choix opérés dans les quatre œuvres qui forment cette tétralogie sont très convaincants. Respectant un temps pour chaque œuvre il assure des passages entre les moments choisis absolument géniaux. Même pour un connaisseur des leitmotivs l’enchaînement de certains d’entre eux peut se révéler savoureux et permet par le retour subit d’un thème de mieux supporter les indispensables coupures. C’est vraiment brillant.

Le choix de Swensen est de célébrer l’amour qui sauvera le monde. Ainsi les amoureux ont la part belle : toute la longue fin du duo d’amour de Siegmund et Sieglinde puis le duo d’amour de rencontre entre Siegfried et Brunehilde et leur séparation au début du crépuscule. Le monologue d’adieux plein d’amour de Wotan à sa fille est hélas coupé et seul l’appel de Logue subsiste.

Arthur Rakham

La mort du dragon Fafner et l’appel de Hagen permettent à la clef de fa (Damien Gastl) de s’exprimer, toutefois ceux sont le ténor, Christian Elsner et surtout la soprano, Christiane Libor qui chantent le plus. L’orchestre du Capitole est soumis à une sorte de surexposition constante. C’est peut-être ce qui représentera les limites de ce concept. La richesse de cette partition fleuve de quatorze heures de musique, réduites à trois ne comprend que des moments géniaux mettant en lumière cette symbiose incroyable entre l’orchestre et les chanteurs. Il n’y a pas de pose et le spectateur est lui-même sur-stimulé ce qui ne va pas sans occasionner une sorte de vertige, voir de fatigue auditive devant tant de puissance. Car si l’Orchestre du Capitole sait son Wagner, la taille de l’orchestre est très différente de celui présent dans la fosse au théâtre. Ce soir ne sont pas moins de cent musiciens avec huit contrebasses devant le public. Cela sonne bien et les forte sont assourdissants. Les cuivres sont à la fête comme jamais ! Les bois sont magiques, les deux harpes légères et aériennes, les cordes surchauffées diffusent la passion des héros. Et n’oublions pas les percussions si précieuses pour des effets extraordinaires. C’est ainsi du vrai grand Wagner symphonique … Côté vocal nous l’avons dit le baryton-basse Damien Gastl n’intervient que peu mais avec une voix de stentor tout à fait effrayante dans l’appel de Hagen. La réponse du chœur d’hommes est terrifiante. La très courte intervention du chœur est tout à fait spectaculaire !

Le Siegmund et le Siegfried de Christian Alsner ont toute la vaillance attendue et beaucoup de poésie dans la manière dont le ténor phrase. Il y a des nuances très délicates et de belles couleurs vocales chez ce ténor. C’est la soprano Christiane Libor qui restera comme un monstre d’endurance. Elle sera Siegliende et Brünnhilde trois fois.

Dans la Walkyrie Swensen lui demande de chanter au moins sept fois le cri de la Walkyrie chantant son cri et ceux de ses sœurs en un enchaînement diabolique. Les aigus fusent ! Dans le duo de rencontre avec Siegfried elle irradie vocalement et son jeu de regards avec son partenaire est éloquent. Dans le Crépuscule elle passe du bonheur des adieux à la scène finale sans efforts. La résistance de cette cantatrice est extraordinaire elle termine sa prestation très engagée et horriblement exigeante sans paraître fatiguée. C’est tout à fait exceptionnel !

Rajoutons que la direction de Joseph Swensen est très spectaculaire. Il demande une énergie constamment renouvelée à l’orchestre et obtient une beauté et une urgence incroyable de chaque instrumentiste. C’est absolument grisant. Il garde pour la fin une manière absolument exquise de faire advenir le thème de l’amour qui sauve le monde comme dans un rêve. Cette fin est magique !

Joseph Swensen et l’orchestre du Capitole se connaissent depuis longtemps avec Mahler et Bruckner, ce temps wagnérien scelle un nouvel accord artistique au sommet.

Le public abasourdi, comme sonné, fait un triomphe à toute cette splendide équipe au service de la puissance du drame wagnérien. Seule une salle de concert et un orchestre symphonique de cette trempe peuvent offrir à la partition sensationnelle de Wagner sa dimension cosmique. Ce fut un moment fulgurant sans temps morts !

CRITIQUE. Concert. TOULOUSE. Halle-aux-Grains, le 5 mai 2023. Richard Wagner (1813-1883) / Joseph Swensen : Le Ring des Nibelungen ext. Avec : Christiane Liebor, soprano ; Christian Elsner, ténor ; Damian Gastl, basse ; Chœur du Capitole (chef de chœur Gabriel Bourgoin) ; Orchestre national du Capitole ; Direction : Joseph Swensen.

Tous les Matins du Monde concert événement

CRITIQUE. Concert.TOULOUSE. Théâtre de la Cité, le 2 mai 2023. Tous les matins du monde. Quignard. Savall. Concert des Nations.

Un concert événement particulièrement émouvant !

Les Arts Renaissants fêtent leurs 40 ans. Le concert de clôture de la saison crée un véritable évènement qui devant l’ampleur de la demande du public se tient dans la grande salle du Théâtre de la Cité. Les caméras et les micros de Mezzo sont en place pour en faire un film mémoire.

Que d’émotions chez les participants, dans la salle et sur scène. Jordi Savall et Pascal Quignard et les musiciens du Concert des nations sont présents comme lors de la création de la musique du Film « Tous les matins du monde ». Sans s’appesantir les morts,  Montserrat Figueras et Alain Corneau, ont été pudiquement évoqués. Juste rapidement je redirai combien le  film « Tous les matins du monde » d’Alain Corneau a été un évènement planétaire qui a mis en lumière la beauté inouïe des musiques oubliées bien mal nommées « baroques ». La viole de gambe connue des seuls puristes a été offerte au public le plus vaste. Plus d’un million d’exemplaires du disque de la bande son a été acheté…

Nous avions donc devant nous ce soir les monuments que sont aujourd’hui Pascal Quignard et Jordi Savall mais également 5 musiciens qui étaient là en 1991 lors de l’enregistrement de la bande son. Eux aussi sont des légendes : Mandfredo Kraemer au violon, Charles Zebley à la flûte traversière, Philippe Pierlot à la viole, Xavier Diaz-Latorre au théorbe et à la guitare et Pierre Hantaï au clavecin.

Pascal Quignard a replacé les conditions de la création de ce rêve devenu réalité, puis a lu avec émotion des extraits du roman. Les musiques choisies n’étaient pas identiques à la bande son, mieux elles reprenaient parfaitement l’esprit. Les rêves ne peuvent se raconter fidèlement, seul leurs sens nous restent. Ainsi en va-t-il pour ce concert. Ils étaient là et nous ont enchantés. La salle pleine à craquer a fait une ovation bien méritée. Il a été question de la beauté de la mélancolie, du deuil, de la mort et surtout de la vie. L’interprétation de ce soir reste unique.

Jamais Jordi Savall n’a joué ainsi les Pleurs de Sainte Colombe. Les deux amis seuls sur scène, Quignard écoutant très troublé et Savall jouant dans une maitrise totale et une émotion toute singulière, la salle retenant son souffle. Que de beauté et de générosité ! Quelle chance d’être là ! Ainsi les absents sont honorés et la musique peut également irradier de joie. La fin du concert avec la Sonnerie de Sainte-Geneviève, majestueuse et heureuse donne beaucoup d’énergie. En bis deux tambourins de Rameau nous dévoilent les enfants espiègles qui sommeillent dans ces musiciens au sommet de leur art.  Jordi Savall est un homme de 82 ans qui a su révéler l’enfant qui demeure en lui pour l’éternité ! 

Tous ces anniversaires : 40 ans des Arts Renaissants, plus de 30 ans de Tous les Matins du Monde, les retrouvailles de Jordi Savall et Pascal Quignard auraient pu apporter nostalgie et mélancolie mais c’est bien la joie qui a porté le concert. La Musique reste l’art majeur qui défend la vie et la paix. Cette paix intérieure qui permet celle entre les hommes et entre l’homme et la nature. Gratitude, oui complète gratitude restera le maitre mot !

Hubert Stoecklin

PHOTOS :  © Monique Boutolleau / Les Arts Renaissants

Critique. Concert. Toulouse. Théâtre de la Cité le 2 mai 2023. Tous les matins du monde. Jean-Baptiste Lully ( 1632-1687) : suite du Bourgeois Gentilhomme ; Monsieur de Sainte Colombe le père ( ca.1640-ca 1701) : Les Pleurs ( adaptation pour viole seule de Jordi Savall), Concert XLI à deux violes égales Le Retour, Concert XLIV à deux violes égales Tombeau Les Regrets ; Marin Marais ( 1656-1728) : Pièces de viole du 2°livre Couplets de Folies d’Espagne  et 4° livre La Rêveuse, Sonnerie de Saint-Geneviève du Mont-de-Paris, De la gamme et Autres Morceau de symphonie n°3 ; François Couperin (1668-1733) : Les Concerts royaux (1722) et Nouveaux Concerts(1724), Ext ; Textes originaux de Pascal Quignard dits par l’auteur. Le Concert des nations : Mandfredo Kraemer, violon ; Charles Zebley, flûte traversière ; Philippe Pierlot basse de viole à 7 cordes ; Xavier Diaz-Latorre, théorbe guitare ; Pierre Hantaï au clavecin ; Jordi Savall basse de Viole à 7 cordes et direction. Pascal Quignard, récitant.