Critique concert, concert. Toulouse, Halle-aux-Grains, le 18 mars 2022. Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie en ut majeur « Leningrad » op.60 ; Orchestre National du Capitole de Toulouse ; Direction, Tugan Sokhiev
Il paraît impossible de rendre compte de l’effet produit par cette superbe interprétation de la Symphonie Leningrad de Chostakovitch. Ce fut un évènement planétaire.
Tugan Sokhiev a dirigé magistralement une partition titanesque en rendant évidentes bien de ses subtilités, jusque dans les sentiments contradictoires qu’elle produit. La beauté sonore des instrumentistes de l’Orchestre National du Capitole, a été somptueuse et les nombreux moments solistes ont été galvanisés. Les timbres des cuivres ont été comme chauffés à blanc, les violons dans le final ont été épais comme des glaces semblant éternelles, la chaleur des alti et des violoncelles a été réconfortante, la puissance des contrebasses hors des habitudes, mais surtout c’est la délicatesse des bois et des harpes qui a porté haut l’émotion… on reste éperdus de reconnaissance devant la qualité purement instrumentale de chacun. Mais cela n’est que peu de choses, car l’essentiel se situe ailleurs.
Cette interprétation superlative nous permet sans ambiguïté de comprendre la philosophie du chef et de ses musiciens, celle-là même du compositeur audacieux alors aux mains des bourreau bolcheviques. C’est l’intime de l’horreur, voire de la haine de la guerre, associé à l’admiration pour la résistance et l’enthousiasme des humains en situation extrême. Justement ce qui se passait à Leningrad sous les attaques nazies comme aujourd’hui à Kiev assiégée par l’armée Russe en masse. C’est un moment d’une rare ambivalence et incroyablement puissant de sentir combien la musique apolitique et messagère de paix peut le faire avec cette acuité en ces temps troublés par la guerre.
Malaise envoûtant de la Symphonie Leningrad
Un malaise viscéral profond, allié à la jouissance d’une beauté sonore totalisante, naît de la direction absolument fantastique de Tugan Sokhiev. Haine de la guerre et Amour des hommes. L’Amour de la vie simple est évoqué lors des réminiscences des bonheurs d’autrefois si délicats (flûtes et picolo, harpes, hautbois et cor anglais, violon solo !). C’est chaque fois à faire pleurer des pierres. Impossible de sortir indemne d’un tel concert à la puissance émotionnelle dévastatrice. Oui, l’homme est vraiment capable du meilleur comme du pire et cela a été le cas à Saint-Pétersbourg, devenue Leningrad, durant plus des 900 jours de siège nazi où 1 800 000 personnes périrent. C’est comparable à ce qui se passe ces jours-ci à Kiev, ville jumelée de Toulouse.,. Que d’énergies dans cette partition ! Quelle puissance dans ce long crescendo qui de la simple et sublime caisse claire en sa solitude existentielle arrive avec toute la détermination de la Force de la Vie à entrainer tout un orchestre, et ce soir il n’y avait pas loin de 140 instrumentistes sur scène ! Certes cette partition composée et donnée en 1941 durant le siège, et qui fut envoyée de suite par microfilms à Toscanini aux USA, est symbole de résistance au nazisme. Peut-on oublier que la folie des hommes, l’amour de certains pour la guerre, l’aveuglement d’un grand nombre qui donne le pouvoir à ceux qui haïssent la vie, peut nous reconduire à nouveau en un tel enfer ? De tels moments de désespoirs, tant de morts de faim et de froid, sont-ils indispensables afin que naisse un chef d’œuvre aussi puissant ? Le prix n’est-il pas trop lourd ? C’est entre bien d’autres, la question, quasi insondable, qui naît à l’écoute de l’interprétation si fulgurante de cette septième symphonie de Chostakovitch à Toulouse, pendant que Kiev plie sous les bombes russes.
Le peuple ukrainien par la voix de son président a adressé de chaleureux remerciements aux toulousains en début de semaine. Puis dans un communiqué commun entre la mairie de Toulouse et celle de Kiev, il a été précisé combien un tel concert permet de sceller des liens forts entre les deux villes comme entre les deux pays et entre toutes les forces de démocraties européennes face à la tyrannie poutinienne. Il a été levé un malentendu en disant clairement qu’ils appréciaient qu’un chef russe aussi talentueux que Tugan Sokhiev dirige la symphonie de l’héroïsme des peuples et se sont félicités de la diffusion du concert sur le réseau internet. Ainsi la planète entière a pu recevoir ce message de paix par la musique et de valorisation de la force des peuples pour conserver leur liberté. Il a également été dit combien ce sont les peuples qui souffrent mais pas eux qui décident la guerre. Que rien ne séparerait les peuples amoureux de la musique comme la France, l’Ukraine et la Russie. Que ce concert est un symbole fort d’union et non de ségrégation entre les peuples. Que la Musique est art de Paix totale.
Compte-rendu, concert. Toulouse, Halle-aux-Grains, le 18 mars 2022. Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie en ut majeur « Leningrad » op.60 ; Orchestre National du Capitole de Toulouse ; Direction, Tugan Sokhiev.
Las, las ce compte rendu est un rêve éveillé. Le concert de la symphonie Leningrad de Chostakovitch a eu lieu en 2017 et devait se dérouler ce 18 mars 2022. Le danger existe pour ceux qui prennent position rien qu’en nommant la guerre en Ukraine. Les choses n’ont pas changé et le danger de s‘exprimer en Russie est grand sous l’ère poutine comme au temps des purges staliniennes.
Comme ce rêve était beau cependant et le souvenir de cette interprétation merveilleuse de 2017 laisse supposer ce que Tugan et ses musiciens toulousains auraient pu en faire dans ce contexte si douloureux ! Certainement encore d’avantage qu’en 2017…. L’habileté de l’équipe Vidéo du Capitole (qui a tant progressé durant le Covid) aurait su faire un « Live » historique…
Cette chronique reprend celle faite en 2017 (presque prémonitoire !) avec l’ajout de la fausse conférence de presse ukraino-toulousaine écrite en s’inspirant de ce que pourrait être l’actualité.
D’abord je vous offre un peu de fiction poétique en forme d’humoresque avec cette fake-chronique …
Et n’hésitez pas à regarder la vidéo de 2017. Au disque je suis un inconditionnel de la version de Rostropovitch à la tête de l’Orchestre de National de Washington. Un Russe expatrié, ami de Chostakovitch, dirigeant un orchestre américain ! Quand je vous dis que la musique est art de paix dépassant les nationalités.
Critique. Théâtre. Toulouse. ThéâtredelaCité, le 15 mars 2022. La Disparition du Paysage. Texte de Jean-Philippe Toussaint. Scénographie et mise en scène d’Aurélien Bory. Avec Denis Podalydès de la Comédie Française. Lumières : Arno Veyrat ; Musique : Joan Cambon ; Co-scénographie : Pierre Dequive ; Costumes : Manuela Agnesini ; Collaborateur artistique et technique : Stéphane Chipeaux-Dardé ; Régie générale : Marie Bonnier et Sylvain Saysana ; Régie plateau : Nicolas Marchand ; Régie Lumières : Aliénor Lebert ; Régie son : Antoine Reibre.
La disparition du Paysage évacue le corps mortel, trop mortel…
Sur la grande scène du théâtre de la cité les toulousains ont pu apprécier ce spectacle très abouti que les parisiens avaient pu voir au Bouffes du Nord fin 2021. Le dispositif scénique est central et avec une fausse simplicité va se révéler d’une complexité pleine de surprises. Aurélien Bory a un gout insatiable pour les belles machines, huilées et dociles. Le dispositif en fond de scène est une apparente fenêtre mais sera tour à tours appareil photo, guillotine ou miroir brisé. La fluidité des mouvements, leur rapidité, leur coordination parfaite avec les lumières d’Arno Veyrat, cet ensemble avec la musique également produit sur le public plusieurs moments très forts. Ainsi ressentir le choc de l’explosion de l’attentat, ou voir le personnage passer de l’autre côté du miroir.
Car si la dramaturgie est floue avec un texte très ambigu, il s’agit bien d’une mort dans un attentat. Les métaphores pour ne pas aborder la mort directement sont nombreuses et plus ou moins habiles. Quoi qu’il en soit le texte de Jean-Philippe Toussaint est brillant, plein de suggestions, il évite le niveau affectif pour rester dans un discours très intellectuel autours de la mort. Cette froideur retrouvée tant dans le texte que dans la dramaturgie donne à ce spectacle une absolue contemporanéité. A « tourner autour du pot » avec tant d’intelligence c’est comme si le corps, l’humanité et la chaleur de la vie étaient évacuées.
Dans ce sens le fait que Denis Podalydès joue de dos dans son fauteuil tout le début de la pièce évacue bien la question du corps. Pourtant Denis Podalydès est un acteur qui impacte le public par une présence forte, il faut juste s’habituer à ne pas le voir, pour mieux entendre cette voix très reconnaissable et cette diction si précise. Cela donne de la puissance au propos. Comme si une partie de la réussite de ce spectacle reposait sur cet acteur si puissant renonçant à une partie importante de ses possibilités.
Cette pièce parfaitement jouée et montée laisse le spectateur en alerte et l’explosion produit un choc puissant, magnifique réussite visuelle et auditive. Les applaudissements mettent du temps à monter mais font un vrai succès aux artistes.
La disparition du paysage, est un théâtre avec « grosses machines » et « grand acteur » qui avec une grande modernité rejoint une catégorie de spectacles qui impressionnent plus qu’ils ne touchent. Il illustre bien le rapport contemporain à la mort. La mort est non taboue, car elle est parlée, mais en évacuant la question du corps et de la souffrance. Et cela dans un esthétisme du haut vol.
Grâce à Platée,
Rameau permet d’approfondir la compréhension de la représentation de la folie à
l’âge classique. Non seulement le personnage de la nymphe offre un cas
pathologique complet d’érotomanie, mais surtout la Folie est sur scène l’un des
personnages les plus importants (actes II et III).
Le livret avait été racheté par Rameau à un poète fort
doué : Jacques Autreau. Les retouches nécessaires furent minimes. Et
certaines, comme l’introduction du rôle de la Folie, sont dues au compositeur
lui-même. La collaboration du musicien et du secondlibrettiste, Adrien Joseph Le Valois d’Orville, a été très étroite.
Plein d’esprit, de rythme et d’élégance, ce texte sait également être féroce et
cruel.
Autreau a tiré son sujet de la plus pure tradition
mythologique, mais l’originalité et la réussite de l’œuvre résident dans le ton
délibérément parodique et bouffon qu’il adopte. L’Olympe est ici entraîné dans
une farce burlesque. Cet « esprit » singulier de l’opéra de Rameau
est certainement à l’origine de la mauvaise volonté montrée par les solistes de
renom de l’Académie royale qui voulaient briller dans des rôles « sérieux ».
En effet, la « Tragédie en Musique », création de Jean-Baptiste Lully
et Philippe Quinault, reste l’aune à laquelle se mesure encore toute production
de théâtre musical depuis le grand siècle.
Le prologue, intitulé : « La naissance de la
comédie », débute par un chœur joyeux à la gloire de Bacchus et des
vendanges. Momus, Thalie et Thespis s’entendent avec l’Amour pour railler le
ridicule des hommes et des dieux. Dans cet esprit, ils vont conter l’histoire
de Platée et le stratagème par lequel Jupiter tenta de guérir la jalousie aussi
légendaire que fondée de Junon, son auguste épouse.
À l’acte I, le spectateur fait la connaissance de
Platée, nymphe de Béotie, reine des marais et des grenouilles. Cette nymphe a
deux particularités : physiquement elle est « ridicule », avec
« des traits comiques », et son caractère est celui d’une vieille
fille romanesque intimement persuadée que nul homme ne peut la contempler sans
tomber immédiatement amoureux d’elle. C’est ainsi qu’elle poursuit de ses
assiduités, Cithéron, roi de Grèce, en qui elle voit un amoureux trop timide à
son goût. Le pauvre Cithéron ne sait pas comment sortir de ce mauvais pas
lorsque Mercure descend des cieux. Il est porteur d’un message d’amour de
Jupiter pour… Platée ! Elle oublie immédiatement Cithéron, pour s’abandonner
à la joie de cette union future, avec de grandes marques d’impatience. Elle va
même jusqu’à dire qu’elle ne craint pas la rage de Junon devant la perspective
d’un tel bonheur. Nymphes et Naïades accourent à cette nouvelle, entonnent un
chœur et dansent plusieurs ballets.
L’acte II montre la séduction risible et facile de
Platée par Jupiter, qui offre à sa bien-aimée un divertissement organisé de
main de maître par la Folie. Ce divertissement pétillant, mêlant plusieurs
niveaux d’humour, est tout à fait savoureux. La Folie est représentée par une
femme exubérante et primesautière, dont l’esprit vif enchante.
Le troisième acte débute par un air de colère de Junon qui
cherche à confondre Jupiter. Elle se cache pour mieux le surprendre. Platée
entre en scène sur un char, elle porte le voile nuptial… La cérémonie débute au
milieu de toute une cour. Jupiter faisant traîner les choses attend Junon avec
impatience. Celle-ci surgit et se jette sur Platée afin de se venger. Lorsqu’elle
lui arrache son voile, sa rage se transforme en un grand éclat de rire
communicatif. Platée comprend tout et, furieuse, regagne le fond de son marais
en promettant de se venger. Réconciliés, Jupiter et Junon regagnent l’Olympe.
Ainsi, le rire qui se dégage de cette comédie est-il
cruel et même féroce. Platée est ridicule, elle semble sans esprit et se rend
compte trop tard qu’elle a été bernée. C’est justement cette bêtise associée à
un trouble du jugement, qui représente le point de départ de sa folie.
Lorsqu’elle paraît sur scène, son ridicule et sa mythomanie doivent frapper le
spectateur. Puis, lorsqu’elle parle d’elle, le déni de ses disgrâces a un effet
amusant et signe sa pathologie. Cette négation est entretenue par toute la
cour. À aucun moment, avant la fin de la pièce, on ne parle de sa laideur. Tout
juste le mot « comique » s’entend-il dans un chœur. Le rire final
devient une insulte d’autant plus cruelle que tout le monde a entretenu Platée
dans son délire mégalomaniaque.
En ce qui concerne son amour pour Cithéron, Platée
présente un véritable délire érotomaniaque, dont l’évolution est en tous points
classique. Gaétan de Clérambault a décrit finement « cette illusion
délirante d’être aimée ». Platée est tout à fait représentative de ces
femmes convaincues d’être aimées en secret par un personnage socialement
valorisé, ici un roi puis un dieu ! Dès son entrée en scène, Platée n’est
pas dans la réalité. Son délire est interprétatif et intuitif. Elle est
certaine que Cithéron l’aime, et toutes les réactions de ce dernier sont
interprétées comme des preuves d’amour, ce qui est tout à fait significatif
chez l’érotomane. Même les dénégations de Cithéron n’y font rien, elle y voit
une preuve de timidité… Platée évolue dans son délire érotomaniaque et le
passage de la première phase d’espoir à celle du dépit apparaît. Cela donne
d’ailleurs lieu à des échanges hautement comiques entre Cithéron et Platée qui
culminent sur les « Quoi ? Quoi? »syncopés de Platée, nymphe des
grenouilles qui coasse en musique. Rameau ne résiste pas au bonheur d’écrire
ici une page humoristique tout à fait géniale :
Cithéron : L’amour audacieux… Platée : Le vôtre est circonspect ! Cithéron: Il est vrai, je le vois, que chacun vous adore Et mon profond respect… Platée : Quoi du respect encore ! (suivant de près Cithéron) Qu’il est fatigant ce respect Qu’il est suspect Je m’attendris ! Cruel tu ris ! Je vois à tes mines ! Que tu me devines ! Ah ! Ah ! Charmant vainqueur, Ne veux-tu point ? Non, non tu dédaignes mon cœur ! Serais-tu si timide ? (Irritée des refus obstinés de Cithéron) Non ! Tu n’es qu’un perfide ! Un perfide avec moi ! (le poursuivant avec fureur) Dis donc, dis donc pourquoi ? Quoi ? Quoi ? Dis donc pourquoi ? Quoi ? Quoi ? Le chœur : Quoi, Quoi….
On ne sait ici « quoi » admirer le
plus : le comique des rimes, l’humour de la parodie, la gaîté de la
musique, ou… la justesse de la description clinique ! Seule l’arrivée de
Mercure empêche Platée d’évoluer vers la troisième phase du délire, celle de la
rancune. En fait, elle arrivera plus tard, après l’intermède de Jupiter.
Platée a en effet la particularité de pouvoir changer
l’objet de son délire érotomaniaque. Ou plus exactement, avec Jupiter, Platée
ne délire pas vraiment. Elle est plutôt crédule et sera victime des
manipulations du dieu et de son manque de recul. Car la cour que lui fait
Jupiter est si grotesque qu’elle devrait douter de sa sincérité. En effet, les
métamorphoses burlesques (un âne et un hibou) devant lesquelles Platée se pâme
sont risibles, humour au deuxième degré qui écorne l’image du plus grand des
dieux, en présence du plus grand des rois dans la salle… Platée ne doute à
aucun instant de l’amour de Jupiter. Elle aura même des marques d’impatience,
voulant sans doute consommer au plus vite les délices de cet amour divin.
La musique accompagne tout le piquant des situations avec finesse et humour.
La chute n’en est que plus cruelle, et Platée est
d’abord sans voix à la découverte de la forfaiture de tous ceux qui l’entourent.
Elle se fâche ensuite et dirige sa colère contre Cithéron, évoluant vers le
troisième stade de son délire érotomaniaque : la phase terminale de
rancune avec des menaces et des passages à l’acte agressifs. Mais Platée est un
personnage comique et ses menaces sont vaines.
Le choix d’une voix de haute-contre pour chanter ce
rôle féminin est un parti pris éloquent. Dans les tragédies lyriques, c’était à
ce type de voix qu’étaient réservés les premiers rôles masculins, et non pas
aux castrats. Ici, ce ne sont pas la brillance et l’élégance de ce type de voix
qui sont recherchées mais l’effet étrange et grotesque dû à la tension de la
tessiture, et l’ambiguïté masculin-féminin. L’humour de ce contre-emploi ne
pouvait échapper au public. En 1735, le Mercure de France avait écrit :
« La dignité de notre Théâtre ne soutient pas la lâcheté d’un homme
travesti en femme. Cet avilissement du sexe supérieur affadit l’âme du
spectateur. » Rameau osait s’attaquer à une vision du rapport des sexes
jusque-là sans nuances…
La ligne mélodique qui est confiée à Platée est par
ailleurs très ornée et la préciosité de la diction égale celle du chant.
Toutefois, très souvent, les accents sont déplacés, les vocalises se
développent sur des voyelles inattendues ou des mots sans importance. Enfin,
certaines onomatopées sont irrésistibles (« Quoi, Quoi, Ouff, Fy,
Pfuii… »). Lors de la cour que Jupiter lui fait, l’orchestre accentue
toutes les inconvenances de Platée. Son extase grandiloquente devant la
métamorphose de l’âne est suivie par un braiment réalisé par les violons en
doubles cordes fortissimo. Les
vocalises censées illustrer la métamorphose du hibou donnent lieu à un exercice
de gamme laborieux, auquel l’orchestre répond par un véritable charivari que la
nymphe aura beaucoup de mal à calmer.
Par ailleurs, une note de Rameau indique que Platée
fait sonner tous les « t ». En un sens, Platée viole en
permanence le code des bonnes manières, par son aspect, son comportement, son
langage, son chant, sa revendication physique d’être aimée, et jusqu’à son
souhait d’échapper à sa condition en épousant un roi ou un dieu. Ce fameux bon
goût français, inexplicable, lui est absolument étranger. Il est évident
que si elle parle « faux », c’est qu’elle ressent tout aussi
« faux ».
Costumes et jeux de scènes doivent renforcer le
caractère burlesque de ce rôle. Tout s’accorde pour qu’à aucun moment le
personnage n’ait de caractère tragique. La folie de Platée est le résultat
d’une erreur de pensée et n’est que déraison. Voltaire écrit dans son
dictionnaire de philosophie : « Nous appelons folie, cette maladie
des organes du cerveau qui empêche un homme nécessairement de penser et d’agir
comme les autres. » Le fou, c’est l’autre (au sens de l’exception) par
rapport aux autres (au sens de l’universel).
Ce qui est cruel dans Platée, c’est que cette différence qui insulte au bon goût est
basée sur des caractéristiques physiques, psychologiques et un manque
d’éducation du personnage. Pour les courtisans, formés par le long règne de
Louis XIV, la pire des disgrâces est de ne pas savoir se tenir, de ne pas être
jugé digne d’occuper un rang à la cour et d’être renvoyé au fond de sa
province. Un autre degré d’humour se retrouve ici. Rameau se moque de l’esprit
courtisan. Retourner « dans son trou » est exactement le sort de la
nymphe Platée.
Sa revendication d’être aimée comme les autres,
d’évoluer vers la lumière, de s’élever n’a rien de blâmable en soi, mais elle
ne peut être tolérée car elle ne semble pas accepter les règles implicites des
courtisans. Or les manquements de Platée sont liés à une pathologie délirante.
Leur rejet illustre le sort réservé aux malades mentaux autant que l’implacable
lutte des classes. Certains voient même en Platée le symbole du peuple
oppressé par le pouvoir : surtout que chacun reste à sa place. Et il n’y a
pas de place en vue pour les fous.
L’autre éclairage sur la place de la déraison en ce XVIIIe siècle français vient de la présence de la Folie sur scène. Ce
personnage est, certes, nouveau à l’opéra, mais il n’était pas totalement
inconnu du public parisien. La folie était présente déjà dans des ballets sous
Henri IV et Louis XIII. Louis XIV, soucieux de briller lui-même, préférera
l’exiler : elle se nommera la Pazzia
et chantera en italien. La folie heureuse d’Érasme n’aura pas sa place dans la
très sérieuse tragédie lyrique. Seule celle, tragique, d’Atys ou de Roland est
autorisée à l’Académie royale de musique.
Rameau ose donc ressusciter la Folie charmante et
toujours vive qui, depuis Érasme, enchante les beaux esprits. Louis XV le
Bien-aimé lui fait un bien meilleur accueil que son arrière-grand-père…
Dès que la Folie entre en scène, la musique est
pleine d’une joyeuse énergie : « Mon avis, à moi, Folie, est que plus
on est fou, plus on est heureux », écrivait Érasme. Rameau va l’utiliser
exactement comme Érasme. Il va en faire son ambassadrice, son avocate. Ainsi,
dans Platée, elle sera Musique. Elle
l’annonce : « C’est moi, c’est la Folie, qui vient de dérober la lyre
d’Apollon ! » Et dans sa mise en scène d’avril 1999, à l’Opéra
Garnier, Laurent Pelly l’a parfaitement représentée : élégantissime, dans
sa robe à paniers, confectionnée de partitions qu’elle s’arrache lorsque
l’inspiration risque de lui faire défaut !
Une si brillante interprète, mais pour défendre
quelles thèses ? Qu’exprime-t-elle que Rameau, musicien officiel et
respecté ne peut pas dire lui-même ? Écoutons (et regardons) la Folie de
Rameau. Elle entre en scène accompagnée de fous tristes et de fous gais. Chaque
groupe est caractérisé par une danse. Pour les fous tristes une gigue lente
(loure) en sol mineur, pour les fous gais le rayonnant sol majeur. D’emblée, la
Folie donne le ton ; entre ces deux extrêmes tout lui sera possible.
Le premier air qu’elle chante est un pastiche d’air
italien vif, entraînant, dont les excès sont pleins de charmes. Pourtant le
texte, évoquant le sort de Daphné, en est triste. Ainsi la musique
commande-t-elle au sens du texte. Le deuxième air est un pastiche du style
français. Sur un texte badin, en soignant sa « symphonie », la Folie
agrémente tant son chant qu’elle en arrive à « attrister l’allégresse
même ». À Paris, l’opposition entre la valeur de la musique française et
celle de la musique italienne était déjà vive. La naissance de la tragédie
lyrique avait eu un support politique autant qu’artistique. La querelle des
Bouffons éclatera en 1752. Rameau sera choisi comme représentant des partisans
de la musique française alors que, à ses débuts, on lui avait reproché d’être
trop italien… Si l’on écoute bien Platée,
on peut savoir ce qu’il en pense, lui qui les renvoie dos-à-dos. Peu importe le
style de musique, ce qui compte c’est le talent du musicien ! En effet, la
Folie termine sa démonstration en un « coup de génie » sur le
« chef-d’œuvre de l’harmonie ». Avec humour, l’auteur du savant et
révolutionnaire, Traité de l’harmonie
réduite à ses principes naturels, compose un final d’acte étincelant. Après
une introduction en ré mineur, riche en accords surprenants, la Folie, Momus,
Cithéron et Platée joignent leurs voix au chœur pour finir en ré majeur, dans
une danse endiablée.
La preuve est ainsi apportée. Grâce à la musique,
Rameau peut tout : prima la musica
doppo le parole. La Folie lui permet de prendre parti dans la querelle qui
enflammera pendant des siècles les amateurs de musique vocale, visant à
déterminer qui, de la musique ou de la poésie, est primordiale à l’opéra. Ce
dilemme ne trouvera sa résolution qu’en 1942 dans Capriccio de Richard Strauss…
Pour l’heure, la conclusion appartiendra à Marc
Minkowski. « La Folie, c’est Rameau. Car elle nous démontre que l’art
des sons est plus fort que l’art des mots. À travers elle, le compositeur règle
ses comptes avec ses adversaires qui lui reprochaient le pouvoir de mettre en
musique la Gazette de Hollande. Et il
s’amuse à prouver qu’il a le pouvoir de faire intervenir un personnage
énigmatique, sorte de décalage hystérique de la Musica dans l’Orfeo, au beau milieu d’un ouvrage afin
d’en arrêter le cours et d’en prolonger le propos. »