La Folie dans PLATÉE de RAMEAU

Le sort cruel de Platée

Grâce à Platée, Rameau permet d’approfondir la compréhension de la représentation de la folie à l’âge classique. Non seulement le personnage de la nymphe offre un cas pathologique complet d’érotomanie, mais surtout la Folie est sur scène l’un des personnages les plus importants (actes II et III).

Le livret avait été racheté par Rameau à un poète fort doué : Jacques Autreau. Les retouches nécessaires furent minimes. Et certaines, comme l’introduction du rôle de la Folie, sont dues au compositeur lui-même. La collaboration du musicien et du secondlibrettiste, Adrien Joseph Le Valois d’Orville, a été très étroite. Plein d’esprit, de rythme et d’élégance, ce texte sait également être féroce et cruel.

Autreau a tiré son sujet de la plus pure tradition mythologique, mais l’originalité et la réussite de l’œuvre résident dans le ton délibérément parodique et bouffon qu’il adopte. L’Olympe est ici entraîné dans une farce burlesque. Cet « esprit » singulier de l’opéra de Rameau est certainement à l’origine de la mauvaise volonté montrée par les solistes de renom de l’Académie royale qui voulaient briller dans des rôles « sérieux ». En effet, la « Tragédie en Musique », création de Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault, reste l’aune à laquelle se mesure encore toute production de théâtre musical depuis le grand siècle.

Le prologue, intitulé : « La naissance de la comédie », débute par un chœur joyeux à la gloire de Bacchus et des vendanges. Momus, Thalie et Thespis s’entendent avec l’Amour pour railler le ridicule des hommes et des dieux. Dans cet esprit, ils vont conter l’histoire de Platée et le stratagème par lequel Jupiter tenta de guérir la jalousie aussi légendaire que fondée de Junon, son auguste épouse.

À l’acte I, le spectateur fait la connaissance de Platée, nymphe de Béotie, reine des marais et des grenouilles. Cette nymphe a deux particularités : physiquement elle est « ridicule », avec « des traits comiques », et son caractère est celui d’une vieille fille romanesque intimement persuadée que nul homme ne peut la contempler sans tomber immédiatement amoureux d’elle. C’est ainsi qu’elle poursuit de ses assiduités, Cithéron, roi de Grèce, en qui elle voit un amoureux trop timide à son goût. Le pauvre Cithéron ne sait pas comment sortir de ce mauvais pas lorsque Mercure descend des cieux. Il est porteur d’un message d’amour de Jupiter pour… Platée ! Elle oublie immédiatement Cithéron, pour s’abandonner à la joie de cette union future, avec de grandes marques d’impatience. Elle va même jusqu’à dire qu’elle ne craint pas la rage de Junon devant la perspective d’un tel bonheur. Nymphes et Naïades accourent à cette nouvelle, entonnent un chœur et dansent plusieurs ballets.

L’acte II montre la séduction risible et facile de Platée par Jupiter, qui offre à sa bien-aimée un divertissement organisé de main de maître par la Folie. Ce divertissement pétillant, mêlant plusieurs niveaux d’humour, est tout à fait savoureux. La Folie est représentée par une femme exubérante et primesautière, dont l’esprit vif enchante.

            Le troisième acte débute par un air de colère de Junon qui cherche à confondre Jupiter. Elle se cache pour mieux le surprendre. Platée entre en scène sur un char, elle porte le voile nuptial… La cérémonie débute au milieu de toute une cour. Jupiter faisant traîner les choses attend Junon avec impatience. Celle-ci surgit et se jette sur Platée afin de se venger. Lorsqu’elle lui arrache son voile, sa rage se transforme en un grand éclat de rire communicatif. Platée comprend tout et, furieuse, regagne le fond de son marais en promettant de se venger. Réconciliés, Jupiter et Junon regagnent l’Olympe.

Ainsi, le rire qui se dégage de cette comédie est-il cruel et même féroce. Platée est ridicule, elle semble sans esprit et se rend compte trop tard qu’elle a été bernée. C’est justement cette bêtise associée à un trouble du jugement, qui représente le point de départ de sa folie. Lorsqu’elle paraît sur scène, son ridicule et sa mythomanie doivent frapper le spectateur. Puis, lorsqu’elle parle d’elle, le déni de ses disgrâces a un effet amusant et signe sa pathologie. Cette négation est entretenue par toute la cour. À aucun moment, avant la fin de la pièce, on ne parle de sa laideur. Tout juste le mot « comique » s’entend-il dans un chœur. Le rire final devient une insulte d’autant plus cruelle que tout le monde a entretenu Platée dans son délire mégalomaniaque.

En ce qui concerne son amour pour Cithéron, Platée présente un véritable délire érotomaniaque, dont l’évolution est en tous points classique. Gaétan de Clérambault a décrit finement « cette illusion délirante d’être aimée ». Platée est tout à fait représentative de ces femmes convaincues d’être aimées en secret par un personnage socialement valorisé, ici un roi puis un dieu ! Dès son entrée en scène, Platée n’est pas dans la réalité. Son délire est interprétatif et intuitif. Elle est certaine que Cithéron l’aime, et toutes les réactions de ce dernier sont interprétées comme des preuves d’amour, ce qui est tout à fait significatif chez l’érotomane. Même les dénégations de Cithéron n’y font rien, elle y voit une preuve de timidité… Platée évolue dans son délire érotomaniaque et le passage de la première phase d’espoir à celle du dépit apparaît. Cela donne d’ailleurs lieu à des échanges hautement comiques entre Cithéron et Platée qui culminent sur les « Quoi ? Quoi? »syncopés de Platée, nymphe des grenouilles qui coasse en musique. Rameau ne résiste pas au bonheur d’écrire ici une page humoristique tout à fait géniale :

Cithéron : L’amour audacieux…
Platée : Le vôtre est circonspect !
Cithéron: Il est vrai, je le vois, que chacun vous adore
Et mon profond respect…
Platée : Quoi du respect encore ! (suivant de près Cithéron)
Qu’il est fatigant ce respect Qu’il est suspect Je m’attendris !
Cruel tu ris ! Je vois à tes mines ! Que tu me devines !
Ah ! Ah ! Charmant vainqueur, Ne veux-tu point ?
Non, non tu dédaignes mon cœur ! Serais-tu si timide ?
(Irritée des refus obstinés de Cithéron) Non ! Tu n’es qu’un perfide !
Un perfide avec moi ! (le poursuivant avec fureur)
Dis donc, dis donc pourquoi ? Quoi ? Quoi ?
Dis donc pourquoi ? Quoi ? Quoi ?  
Le chœur : Quoi, Quoi….

On ne sait ici « quoi » admirer le plus : le comique des rimes, l’humour de la parodie, la gaîté de la musique, ou… la justesse de la description clinique ! Seule l’arrivée de Mercure empêche Platée d’évoluer vers la troisième phase du délire, celle de la rancune. En fait, elle arrivera plus tard, après l’intermède de Jupiter.

Platée a en effet la particularité de pouvoir changer l’objet de son délire érotomaniaque. Ou plus exactement, avec Jupiter, Platée ne délire pas vraiment. Elle est plutôt crédule et sera victime des manipulations du dieu et de son manque de recul. Car la cour que lui fait Jupiter est si grotesque qu’elle devrait douter de sa sincérité. En effet, les métamorphoses burlesques (un âne et un hibou) devant lesquelles Platée se pâme sont risibles, humour au deuxième degré qui écorne l’image du plus grand des dieux, en présence du plus grand des rois dans la salle… Platée ne doute à aucun instant de l’amour de Jupiter. Elle aura même des marques d’impatience, voulant sans doute consommer au plus vite les délices de cet amour divin. La musique accompagne tout le piquant des situations avec finesse et humour.

La chute n’en est que plus cruelle, et Platée est d’abord sans voix à la découverte de la forfaiture de tous ceux qui l’entourent. Elle se fâche ensuite et dirige sa colère contre Cithéron, évoluant vers le troisième stade de son délire érotomaniaque : la phase terminale de rancune avec des menaces et des passages à l’acte agressifs. Mais Platée est un personnage comique et ses menaces sont vaines.

Le choix d’une voix de haute-contre pour chanter ce rôle féminin est un parti pris éloquent. Dans les tragédies lyriques, c’était à ce type de voix qu’étaient réservés les premiers rôles masculins, et non pas aux castrats. Ici, ce ne sont pas la brillance et l’élégance de ce type de voix qui sont recherchées mais l’effet étrange et grotesque dû à la tension de la tessiture, et l’ambiguïté masculin-féminin. L’humour de ce contre-emploi ne pouvait échapper au public. En 1735, le Mercure de France avait écrit : « La dignité de notre Théâtre ne soutient pas la lâcheté d’un homme travesti en femme. Cet avilissement du sexe supérieur affadit l’âme du spectateur. » Rameau osait s’attaquer à une vision du rapport des sexes jusque-là sans nuances…

La ligne mélodique qui est confiée à Platée est par ailleurs très ornée et la préciosité de la diction égale celle du chant. Toutefois, très souvent, les accents sont déplacés, les vocalises se développent sur des voyelles inattendues ou des mots sans importance. Enfin, certaines onomatopées sont irrésistibles (« Quoi, Quoi, Ouff, Fy, Pfuii… »). Lors de la cour que Jupiter lui fait, l’orchestre accentue toutes les inconvenances de Platée. Son extase grandiloquente devant la métamorphose de l’âne est suivie par un braiment réalisé par les violons en doubles cordes fortissimo. Les vocalises censées illustrer la métamorphose du hibou donnent lieu à un exercice de gamme laborieux, auquel l’orchestre répond par un véritable charivari que la nymphe aura beaucoup de mal à calmer.

Par ailleurs, une note de Rameau indique que Platée fait sonner tous les « t ». En un sens, Platée viole en permanence le code des bonnes manières, par son aspect, son comportement, son langage, son chant, sa revendication physique d’être aimée, et jusqu’à son souhait d’échapper à sa condition en épousant un roi ou un dieu. Ce fameux bon goût français, inexplicable, lui est absolument étranger. Il est évident que si elle parle « faux », c’est qu’elle ressent tout aussi « faux ».

Costumes et jeux de scènes doivent renforcer le caractère burlesque de ce rôle. Tout s’accorde pour qu’à aucun moment le personnage n’ait de caractère tragique. La folie de Platée est le résultat d’une erreur de pensée et n’est que déraison. Voltaire écrit dans son dictionnaire de philosophie : « Nous appelons folie, cette maladie des organes du cerveau qui empêche un homme nécessairement de penser et d’agir comme les autres. » Le fou, c’est l’autre (au sens de l’exception) par rapport aux autres (au sens de l’universel).

Ce qui est cruel dans Platée, c’est que cette différence qui insulte au bon goût est basée sur des caractéristiques physiques, psychologiques et un manque d’éducation du personnage. Pour les courtisans, formés par le long règne de Louis XIV, la pire des disgrâces est de ne pas savoir se tenir, de ne pas être jugé digne d’occuper un rang à la cour et d’être renvoyé au fond de sa province. Un autre degré d’humour se retrouve ici. Rameau se moque de l’esprit courtisan. Retourner « dans son trou » est exactement le sort de la nymphe Platée.

Sa revendication d’être aimée comme les autres, d’évoluer vers la lumière, de s’élever n’a rien de blâmable en soi, mais elle ne peut être tolérée car elle ne semble pas accepter les règles implicites des courtisans. Or les manquements de Platée sont liés à une pathologie délirante. Leur rejet illustre le sort réservé aux malades mentaux autant que l’implacable lutte des classes. Certains voient même en Platée le symbole du peuple oppressé par le pouvoir : surtout que chacun reste à sa place. Et il n’y a pas de place en vue pour les fous.

L’autre éclairage sur la place de la déraison en ce XVIIIe siècle français vient de la présence de la Folie sur scène. Ce personnage est, certes, nouveau à l’opéra, mais il n’était pas totalement inconnu du public parisien. La folie était présente déjà dans des ballets sous Henri IV et Louis XIII. Louis XIV, soucieux de briller lui-même, préférera l’exiler : elle se nommera la Pazzia et chantera en italien. La folie heureuse d’Érasme n’aura pas sa place dans la très sérieuse tragédie lyrique. Seule celle, tragique, d’Atys ou de Roland est autorisée à l’Académie royale de musique.

Rameau ose donc ressusciter la Folie charmante et toujours vive qui, depuis Érasme, enchante les beaux esprits. Louis XV le Bien-aimé lui fait un bien meilleur accueil que son arrière-grand-père…

Dès que la Folie entre en scène, la musique est pleine d’une joyeuse énergie : « Mon avis, à moi, Folie, est que plus on est fou, plus on est heureux », écrivait Érasme. Rameau va l’utiliser exactement comme Érasme. Il va en faire son ambassadrice, son avocate. Ainsi, dans Platée, elle sera Musique. Elle l’annonce : « C’est moi, c’est la Folie, qui vient de dérober la lyre d’Apollon ! » Et dans sa mise en scène d’avril 1999, à l’Opéra Garnier, Laurent Pelly l’a parfaitement représentée : élégantissime, dans sa robe à paniers, confectionnée de partitions qu’elle s’arrache lorsque l’inspiration risque de lui faire défaut !

Une si brillante interprète, mais pour défendre quelles thèses ? Qu’exprime-t-elle que Rameau, musicien officiel et respecté ne peut pas dire lui-même ? Écoutons (et regardons) la Folie de Rameau. Elle entre en scène accompagnée de fous tristes et de fous gais. Chaque groupe est caractérisé par une danse. Pour les fous tristes une gigue lente (loure) en sol mineur, pour les fous gais le rayonnant sol majeur. D’emblée, la Folie donne le ton ; entre ces deux extrêmes tout lui sera possible.

Le premier air qu’elle chante est un pastiche d’air italien vif, entraînant, dont les excès sont pleins de charmes. Pourtant le texte, évoquant le sort de Daphné, en est triste. Ainsi la musique commande-t-elle au sens du texte. Le deuxième air est un pastiche du style français. Sur un texte badin, en soignant sa « symphonie », la Folie agrémente tant son chant qu’elle en arrive à « attrister l’allégresse même ». À Paris, l’opposition entre la valeur de la musique française et celle de la musique italienne était déjà vive. La naissance de la tragédie lyrique avait eu un support politique autant qu’artistique. La querelle des Bouffons éclatera en 1752. Rameau sera choisi comme représentant des partisans de la musique française alors que, à ses débuts, on lui avait reproché d’être trop italien… Si l’on écoute bien Platée, on peut savoir ce qu’il en pense, lui qui les renvoie dos-à-dos. Peu importe le style de musique, ce qui compte c’est le talent du musicien ! En effet, la Folie termine sa démonstration en un « coup de génie » sur le « chef-d’œuvre de l’harmonie ». Avec humour, l’auteur du savant et révolutionnaire, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, compose un final d’acte étincelant. Après une introduction en ré mineur, riche en accords surprenants, la Folie, Momus, Cithéron et Platée joignent leurs voix au chœur pour finir en ré majeur, dans une danse endiablée.

La preuve est ainsi apportée. Grâce à la musique, Rameau peut tout : prima la musica doppo le parole. La Folie lui permet de prendre parti dans la querelle qui enflammera pendant des siècles les amateurs de musique vocale, visant à déterminer qui, de la musique ou de la poésie, est primordiale à l’opéra. Ce dilemme ne trouvera sa résolution qu’en 1942 dans Capriccio de Richard Strauss…

Pour l’heure, la conclusion appartiendra à Marc Minkowski. « La Folie, c’est Rameau. Car elle nous démontre que l’art des sons est plus fort que l’art des mots. À travers elle, le compositeur règle ses comptes avec ses adversaires qui lui reprochaient le pouvoir de mettre en musique la Gazette de Hollande. Et il s’amuse à prouver qu’il a le pouvoir de faire intervenir un personnage énigmatique, sorte de décalage hystérique de la Musica dans l’Orfeo, au beau milieu d’un ouvrage afin d’en arrêter le cours et d’en prolonger le propos. »