Critique. Théâtre.Toulouse. Théâtre de la Cité, le 11 mai 2023. William Shakespeare : OTHELLO.
Texte français : Jean-Michel Déprats ; Mise en scène : Jean-François Sivadier / Cie Italienne avec Orchestre ; Cyril Bothorel : Brabantio, Montano et Lodovico ; Nicolas Bouchaud : Iago ; Stephen Butel : Cassio ; Adama Diop : Othello ; Gulliver Hecq : Rodrigo ; Jisca Kalvanda : le Doge de Venise, Emilia ; Emilie Lehuraux : Desdémone, Bianca. Scénographie : Christian Tirole, Jean-François Sivadier et Virginie Gervaise ; Lumières : Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin ; Costumes : Virginie Gervaise ; Son : Ève-Anne Joalland.
Othello est une pièce particulière de Shakespeare pour moi. C’est probablement celle que je connais le mieux, par l’adaptation qu’en a faite Boïto pour l’opéra Otello de Verdi. C’est celle qui permet une analyse clinique très impressionnante du délire de jalousie et de la paranoïa. C’est également à mon sens celle qui parle le plus intimement au spectateur à travers le temps. Des êtres simples, non issus de la noblesse de la mythologie ou de la farce nous montrent comment dans un couple le plus aimant, la jalousie détruit tout sous le poids du regard social implacable et d’un être pervers qui agit savamment. Jean-François Sivadier dans une nouvelle traduction de Jean-Pierre Déprats nous propose sa vision d’une grande acuité de ce drame intime.
Le dispositif scénique, décors, costumes, lumières est sobre et d’une grande efficacité. Il permet au spectateur de se projeter à Venise, puis à Chypres entre espaces publics et intimes. C’est toujours élégant et pratique. Chaque comédien incarne à la perfection son ou ses rôles avec une justesse psychologique parfaite. Ainsi Jisca Kalvanda est d’abord un Doge plein de majesté et d’autorité puis une Emilia sensible et pleine de force. Les plus petits rôles comme Brabantio, Montano et Lodovico joués par Cyril Bothorel sont très intéressants et la performance d’acteur force l’admiration. Bien évidemment c’est le trio infernal qui nous donne les plus grands frissons.
L’Othello d’Adama Diop est absolument stupéfiant. Bel athlète noir il impose une puissance tellurique qui semble sans limites. Puis une fragilité stupéfiante lézarde sa superbe avant l’émergence d’une douleur insondable qui en fait un meurtrier. L’évolution du personnage est une performance d’acteur rare car d’une justesse parfaite. Le masque blanc avec lequel il termine son acte meurtrier et son impossibilité d’y survivre, dans un véritable suicide altruiste restera dans les mémoires comme des images sublimes. Othello rend perceptible jusque dans son meurtre l’amour idéalisé bafoué qu’il voue à sa femme. Cela ne justifie en aucun cas ses actes mais le désespoir est si noblement exprimé qu’il nous entraine à le comprendre.
La blanche Desdémone est Émilie Lahuraux, elle a une force d’âme bien loin d’une oie blanche et une détermination supérieure. Elle a d’ailleurs l’aplomb et la séduction fatale de Bianca dans une courte apparition. La pièce commence avant le lever de rideau, nous découvrons en entrant dans la salle, toutes lumières allumées un couple devisant en parfaite intelligence. Nous comprenons qu’il s’agit du couple de héros quand Othello offre la bague de mariage en faisant sa demande. La complicité des deux amants puis époux est évidente et forte. Voilà un couple qui semble armé pour tenir. La séduction naturelle de Desdémone et son aisance nous fait imaginer qu’elle puisse tromper son mari. Le jeu avec Cassio, interprété par Stephen Butel, est dans ce sens très subtil fait d’une proximité de classe et d’éducation.
La manière dont Nicolas Bouchaud incarne Iago est insupportable. Il est la personnification de la perversion, sa jouissance à manipuler tous les autres personnages tient du prodige. La manière dont il met le public dans sa poche est profondément révoltant. Vous l’aurez compris le « quatrième mur » est inexistant. Chaque personnage aura des moments d’adressage au public. Personne autant que Iago en tous cas. La manière dont il peut avoir une assurance est un fatal ascendant sur les personnages et n’a d’égal que sa veulerie et sa pleutrerie. Le travail d’acteur est donc d’un niveau sidérant.
La scénographie est du même niveau, les relations si riches entre les personnages fonctionnent admirablement. Ainsi toute la mécanique de la distillation du poison de la jalousie, la dissémination du doute, puis la force de la destruction lancée plus rien ne peut l’arrêter. Nous en sommes conscients et complètement médusés assez rapidement. Les petits éléments de mise au goût du jour sont discrets et toujours judicieux. Le travail de Sivadier est si complet qu’il rend lisible comment un couple si courageux face à l’adversité, ne tient pas dans une société qui par la lutte des castes n’autorise pas vraiment les égalités d’êtres ni la liberté individuelle. Desdémone et Othello se sont crus libres et sous le regard social que Iago surdétermine, leur couple ne peut résister malgré la confiance pure qui les a unis. Sans cette confiance dans l’autre, il n’y a plus de respect ni de l’autre ni de soi. J’ai vraiment été pris par cette représentation comme rarement, avec l’impression que tous les plans ont été rendus lisibles. Tout était parfait pour que le génie de Shakespeare se déploie et nous subjugue. Une sorte d’idéal du théâtre est donc possible ! Le public n’a pas été loin de la standing ovation la plus bruyante comme galvanisé par ce spectacle totalement réussi. Une grande mise en scène, avec de grands acteurs, voilà une production qui va connaître un succès total là où elle passera.
Jean-François Sivadier est un des talents les plus complets du moment sans nul doute ! Son théâtre est d’un lyrisme bouleversant. Son Othello fait pleurer !
Hubert Stoecklin