TARTUFFE TOUJOURS JEUNE !

CRITIQUE.THEÂTTE. Toulouse, ThéâtredelaCité. Le Cub, le 24 Janvier 2024. MOLIERE : Le Tartuffe. Conception et mise en scène : Guillaume Séverac -Schmitz.

Toute la modernité de Molière dans ce Tartuffe de la jeunesse

Guillaume Séverac-Schmitz à la demande du ThéâtredelaCité a monté une très admirable production du Tartuffe de Molière avec uniquement de très jeunes artistes presque tous dans l’Atelier Cité, dispositif d’insertion du ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie. Cet atout de jeunesse aurait pu, devant des rôles si puissants, et les attendus du public, être un handicap. Par la rigueur d’un jeu d’acteur très maitrisé, et dans un dispositif évidant, Guillaume Séverac-Schmitz dépasse toutes les embuches. Avec une distribution resserrée (un acteur et une actrice jouent chacun deux rôles), un dispositif scénique minimaliste et une quasi absence de décors, des effets musicaux et visuels réjouissants, cet ensemble  nous plonges dans cette famille en crise.  Le public qui doit participer à l’histoire pour en saisir sa puissance est face à face. Chaque gradin regarde l’autre lorsqu’il regarde la scène et se rappelle qu’il est dans le spectacle. Ce dispositif en bi-frontal est très habile. Les acteurs viennent de partout partent de même. L’énergie est généreusement dépensée. La force des personnages s’exprime pleinement. Le texte exulte, les corps participent du discours. Le pari de recentrer la pièce sur une crise familiale que Tartuffe révèle devient limpide. Oui personne de sait exprimer ses sentiments amoureux dans cette famille. En ouverture une sorte de scène de fête dansée avec outrance confond toutes les générations.

La scène d’ouverture si cruciale permet peu à peu de comprendre qui est qui. Cette confusion des générations est renforcée par l’âge des acteurs et actrices. Nos repères dans cette pièce si bien connue tombent et chaque personnage parle donc depuis la jeunesse de son âme. Angie Mercier joue deux rôles et son jeu leur trouve un point commun inattendu. Ainsi Mme Pernelle est plus maladroite qu’autoritaire sur ses talons instables et Damis le fils peu équilibré s’empêtre bien misérablement avant de se faire chasser. Le comique est présent et toujours léger.

 C’est le rôle d’ Orgon (Fabien Rasplus) qui gagne le plus en n’ayant jamais l’âge comme excuse. Car finalement sa passion pour Tartuffe a tout d’un premier amour ou de la force invincible d’un idéal de jeunesse qui se laisse aveugler. Ses colères infantiles en tapant du pied en deviennent tragiques et perdent tout ridicule. Et la fraternité d’âge avec Tartuffe permet cette amitié absolue et aveugle. La critique de cette autorité paternelle absolue change également de visage. Orgon devient moins formidable et la soumission de sa fille Marianne (Christelle Simonin) est plus trouble car plus assumée et moins évidemment liée à l’autorité de l’âge. Cléante (Mathieu Carle) gagne également en ce que sa parole sage lui est plus personnelle et donc est encore plus puissante.

Dorine (Jeanne Godard) ne rentre pas dans la cohorte des servantes impertinente si chères à Molière. Sa parole libre et fine est pleine de séduction. Le jeu plein d’élégance. Las, elle n’influe pas sur Orgon et bien peu sur le jeune couple. Les rapports du couple Mariane-Valère sont très subtilement interprétés. Cette incapacité à s’engager en s’opposant montre clairement l’impossible de ces deux jeunes gens à se dire simplement ses sentiments. C’est un très beau moment que cette incommunicabilité de l’amour alors que  leur corps pourtant nous le fait ressentir. L’Elmire de Fannie Lineros est absolument magnifique. Sa féminité épanouie séduit. Sa grande scène avec Tartuffe est impayable et la séduction sur la table avec Orgon dessous est à la fois très sobre et d’une puissance incroyable : le viol est quasi consommé.

On l’aura compris sans jamais brutaliser vraiment personne cette mise en scène dévoile parfaitement la violence dramatique qui est à l’œuvre partout. Le Tartuffe de Quentin Rivet est particulièrement élégant et homme bien fait. L’allure et le jeu millimétré rendent le personnage odieux avec un petit attrait invincible.

La question de la séduction sur Orgon devient particulièrement trouble. L’emprise est à la fois intellectuelle, psychique, physique et sensuelle. Les mortifications à la ceinture auto affligée rajoutent encore à la dimension perverse du personnage de Tartuffe. Le travail théâtral de Guillaume Séverac-Schmitz est complexe et complet. Son Tartuffe nous réveille l’amour pour ce texte immortel et nous apprend de nouvelles saveurs. C’est un moment délectable.  Et notre société plus qu’aucune autre est concernée par cette question de la famille à l’épreuve des idéaux. Idéaux propres à chaque âgée qui veut rêver. Tous ces rêves éveillés sont alimentés par des influenceurs malveillants des plus dangereux. Gare, gare à nous…. Après les pères à l’autorité abusives, voici les pères narcissiques en quête d’admirateurs.  Si les premiers faisaient peur les autres ne sont pas rassurants et chutent autant….

Hubert Stoecklin

CRITIQUE.THEÂTTE. Toulouse, ThéâtredelaCité. Le Cub, le 24 Janvier 2024. MOLIERE : Le Tartuffe. Conception et mise en scène : Guillaume Séverac -Schmitz. Avec : Mathieu Carle, Cléante et Valère ; Jeanne Godard, Dorine ; Fannie Lineros, Elmire ; Ange Mercier, Damis et Madame Pernelle ; Fabien Rasplus, Orgon ; Quentin Rivet, Tartuffe, Christelle Simonin, Marianne et Monsieur Loyal ; Voix off, Eddy Letexier ; Scénographie, Guillaume Séverac-Schmitz avec la collaboration de D’ Emmanuelle Clolus ; Lumières, Michel Le Borgne ; Son, Géraldine Belin ; Costumes, Nathalie Trouvé et les ateliers duThéâtredelaCité ; Décors, Michaël Labart dans les ateliers du ThéâtredelaCité ; Production ThéâtredelaCité-CND Toulouse Occitanie, Compagnie  (Eudaimonia).

Photos : Erik Damiano.

RadioRadio + : Un Catus à L’entrace

Inoubliable Richard III au Théâtre de la Cité

Critique. Théâtre. ThéâtredelaCité, le 8 Novembre 2023.William Shakespeare : Richard III. Traduction et adaptation : Clément Camar-Mercier ; Conception et mise en scène : Guillaume Séverac-Schmitz / Compagnie [Eudaimonia].

Guillaume Séverac-Schmitz propose sa deuxième mise en scène shakespearienne. Ce qui frappe dans sa mise en scène c’est la qualité du travail avec les acteurs qui leur permet un jeu très puissant.

Certes le personnage central s’impose indiscutablement et nous détaillerons cet incroyable Richard III. Toutefois les autres personnages ont également une présence inoubliable. Scéniquement la pièce commence avec une adresse au public qui évacue le troisième mur. Durant la pièce la connivence avec le public, ce jeu sur la fiction théâtrale sera merveilleusement utilisé. La nouvelle traduction de Clément Camar intensifie l’implication du public. Pour le couronnement du monstre le public sera invité (une partie du moins) à monter sur scène. Chacun participe ainsi plus ou moins à la naissance du monstre. Le décor est d’une sobriété et d’une simplicité dépouillées.

Tout est symbolique, beau, souvent élégant et peut aussi suggérer l’horreur avec des moyens aussi modestes que puissants. Les lumières sont subtiles et d’une efficacité redoutable. Les costumes sont simples et semblent confortables pour les acteurs sauf pour le triste héros, nous y reviendrons. La modernité de cette pièce saute aux yeux bien souvent. L’utilisation des mensonges et des fausses nouvelles n’a rien à envier aux modernes fake-news. La soif de pouvoir détruit éternellement toute relation humaine normale.  Le conflit des générations explose, la misogynie exsude, la terreur de penser gagne, la séduction par la menace fascine, toutes les violences du monde sont là sous nos yeux. Notre monde contemporain ressemble bien à celui mise en scène par Shakespeare dans cette pièce terrible.

Thibault Perrenoud est un Richard III d’une puissance incroyable.

L’acteur très impliqué va façonner son personnage et nous rend complice de sa métamorphose en un monstre repoussant. Avec une justesse déroutante la difformité s’installe au fur et à mesure que la malfaisance de Richard se développe et agit sur la réalité qu’il manipule.

De la manière dont les attributs du handicap l’habillent, Richard met en scène plus qu’il ne la dévoile la noirceur abyssale de son âme. Il annonce son choix de la méchanceté et de faire le mal et pour cela obtient la complicité du public en voyeurs. Corsets, attelles, fauteuil roulant, rien ne manque à sa panoplie.

Sa fin de vie quasi larvaire, coulé au sol, fascine quand on se rappelle le superbe jeune homme qui avait ouvert la pièce. Ce qui frappe est cette incroyable énergie à la fois jubilatoire et totalement destructrice qui habite le jeu de Thibault Perrenoud.

Pourtant il serait injuste de ne pas décrire les interactions très subtiles entre tous les personnages. Le jeu hyper-construit entre eux et avec Richard est remarquable. Ainsi les Reines de toutes les générations et si maltraitées sortent dignes, majestueuses et au final très belles de cette machinerie mortifère.

La puissance de certaines courtes interventions subjugue et prouve qu’il n’y pas de « petits rôles » . Les images des corps qui s’entrechoquent jusque sur des escaliers-chariots, comme supports des marches du pouvoir sont très puissantes. C’est véritablement un travail de troupe totalement convainquant. Même les machinistes peuvent avoir une présence tragique.

 On sort de cette pièce comme lessivé. Sa modernité est magnifiée avec une intelligence aussi tragique que jouissive par le travail de troupe de Guillaume Séverac-Schmitz.

Le comique de ce « méchant par choix » ne fait que rajouter à la modernité de cette tragédie. Voici un Grand spectacle total et superbement shakespearien ! Grand succès à la première ce soir. Courrez-y ! Il reste deux soirs à Toulouse puis en tournée.

https://theatre-cite.com/programmation/a-venir/spectacle/richard-iii/

Hubert Stoecklin

Critique. Théâtre. Théâtre de la Cité, le 8 Novembre 2023.William Shakespeare : Richard III, tragédie. Traduction et adaptation : Clément Camar-Mercier ; Conception et mise en scène : Guillaume Séverac-Schmitz / Compagnie [Eudaimonia] ; Spectacle accompagné par le ThéâtredelaCité ; Avec : Louis Atlan, Martin Campestre, Sébastien Mignard, Guillaume Motte, Aurore Paris, Thibault Perrenoud, Nicolas Pirson, Julie Recoing, Anne-Laure Tondu et Gonzague Van Bervesselès ; Scénographie : Emmanuel Clolus ; Conseillère artistique : Hortense Girard ; Création son : Géraldine Belin ; Création lumières : Philippe Berthomé ; Création costumes : Emmanuelle Thomas ; Régie générale : Pierre-Yves Chouin ; Régie lumière : Léo Grosperrin ; Cheffe électricienne : Rachel Dufly ; Régie son : Eric Andrieu et Géraldine Belin ; Régie plateau et percussions : Sébastien Mignard ; Construction du décor dans les : Ateliers du ThéâtredelaCité ; Production : [Eudaimonia]. Photo : Erik Damiano.

Othello par Sivadier : c’est Magistral

Critique. Théâtre.Toulouse. Théâtre de la Cité, le 11 mai 2023. William Shakespeare : OTHELLO.

Texte français : Jean-Michel Déprats ; Mise en scène : Jean-François Sivadier / Cie Italienne avec Orchestre ; Cyril Bothorel : Brabantio, Montano et Lodovico ; Nicolas Bouchaud : Iago ;  Stephen Butel : Cassio ; Adama Diop : Othello ; Gulliver Hecq : Rodrigo ; Jisca Kalvanda : le Doge de Venise, Emilia ; Emilie Lehuraux : Desdémone, Bianca. Scénographie : Christian Tirole, Jean-François Sivadier et Virginie Gervaise ; Lumières : Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin ; Costumes : Virginie Gervaise ; Son : Ève-Anne Joalland.  

Othello est une pièce particulière de Shakespeare pour moi. C’est probablement celle que je connais le mieux, par l’adaptation qu’en a faite Boïto pour l’opéra Otello de Verdi. C’est celle qui permet une analyse clinique très impressionnante du délire de jalousie et de la paranoïa. C’est également à mon sens celle qui parle le plus intimement au spectateur à travers le temps. Des êtres simples, non issus de la noblesse de la mythologie ou de la farce nous montrent comment dans un couple le plus aimant, la jalousie détruit tout sous le poids du regard social implacable et d’un être pervers qui agit savamment. Jean-François Sivadier dans une nouvelle traduction de Jean-Pierre Déprats nous propose sa vision d’une grande acuité de ce drame intime.

Le dispositif scénique, décors, costumes, lumières est sobre et d’une grande efficacité. Il permet au spectateur de se projeter à Venise, puis à Chypres entre espaces publics et intimes. C’est toujours élégant et pratique. Chaque comédien incarne à la perfection son ou ses rôles avec une justesse psychologique parfaite. Ainsi Jisca Kalvanda est d’abord un Doge plein de majesté et d’autorité puis une Emilia sensible et pleine de force. Les plus petits rôles comme Brabantio, Montano et Lodovico joués par Cyril Bothorel sont très intéressants et la performance d’acteur force l’admiration. Bien évidemment c’est le trio infernal qui nous donne les plus grands frissons.

L’Othello d’Adama Diop est absolument stupéfiant. Bel athlète noir il impose une puissance tellurique qui semble sans limites. Puis une fragilité stupéfiante lézarde sa superbe avant l’émergence d’une douleur insondable qui en fait un meurtrier. L’évolution du personnage est une performance d’acteur rare car d’une justesse parfaite. Le masque blanc avec lequel il termine son acte meurtrier et son impossibilité d’y survivre, dans un véritable suicide altruiste restera dans les mémoires comme des images sublimes.  Othello rend perceptible jusque dans son meurtre l’amour idéalisé bafoué qu’il voue à sa femme. Cela ne justifie en aucun cas ses actes mais le désespoir est si noblement exprimé qu’il nous entraine à le comprendre.

La blanche Desdémone est Émilie Lahuraux, elle a une force d’âme bien loin d’une oie blanche et une détermination supérieure. Elle a d’ailleurs l’aplomb et la séduction fatale de Bianca dans une courte apparition. La pièce commence avant le lever de rideau, nous découvrons en entrant dans la salle, toutes lumières allumées un couple devisant en parfaite intelligence. Nous comprenons qu’il s’agit du couple de héros quand Othello offre la bague de mariage en faisant sa demande. La complicité des deux amants puis époux est évidente et forte. Voilà un couple qui semble armé pour tenir. La séduction naturelle de Desdémone et son aisance nous fait imaginer qu’elle puisse tromper son mari. Le jeu avec Cassio, interprété par Stephen Butel, est dans ce sens très subtil fait d’une proximité de classe et d’éducation.

La manière dont Nicolas Bouchaud incarne Iago est insupportable. Il est la personnification de la perversion, sa jouissance à manipuler tous les autres personnages tient du prodige. La manière dont il met le public dans sa poche est profondément révoltant. Vous l’aurez compris le « quatrième mur » est inexistant. Chaque personnage aura des moments d’adressage au public. Personne autant que Iago en tous cas. La manière dont il peut avoir une assurance est un fatal ascendant sur les personnages et n’a d’égal que sa veulerie et sa pleutrerie. Le travail d’acteur est donc d’un niveau sidérant.

La scénographie est du même niveau, les relations si riches entre les personnages fonctionnent admirablement. Ainsi toute la mécanique de la distillation du poison de la jalousie, la dissémination du doute, puis la force de la destruction lancée plus rien ne peut l’arrêter. Nous en sommes conscients et complètement médusés assez rapidement. Les petits éléments de mise au goût du jour sont discrets et toujours judicieux. Le travail de Sivadier est si complet qu’il rend lisible comment un couple si courageux face à l’adversité, ne tient pas dans une société qui par la lutte des castes n’autorise pas vraiment les égalités d’êtres ni la liberté individuelle. Desdémone et Othello se sont crus libres et sous le regard social que Iago surdétermine, leur couple ne peut résister malgré la confiance pure qui les a unis. Sans cette confiance dans l’autre, il n’y a plus de respect ni de l’autre ni de soi. J’ai vraiment été pris par cette représentation comme rarement, avec l’impression que tous les plans ont été rendus lisibles. Tout était parfait pour que le génie de Shakespeare se déploie et nous subjugue. Une sorte d’idéal du théâtre est donc possible ! Le public n’a pas été loin de la standing ovation la plus bruyante comme galvanisé par ce spectacle totalement réussi. Une grande mise en scène, avec de grands acteurs, voilà une production qui va connaître un succès total là où elle passera.

Jean-François Sivadier est un des talents les plus complets du moment sans nul doute ! Son théâtre est d’un lyrisme bouleversant.  Son Othello fait pleurer !

Hubert Stoecklin

Oncle Vania de Tchekhov dans une mise en scène superfétatoire de Galin Stoev.

CRITIQUE. THEATRE. TOULOUSE.THEATREDELACITÉ. VENDREDI 13 janvier 2023. A. TCHEKHOV. ONCLE VANIA. G. STOEV.

Mise en scène superfétatoire de Galin Stoev pour le chef d’œuvre de Tchekhov.

Avec de tels acteurs (dont quelques-uns de la Comédie Française) et un texte si puissant il est dommage que Galin Stoev en créant à Toulouse sa version d’Oncle Vania n’ai pas assez fait confiance aux uns comme à l’autre. Ou autrement dit beaucoup de bruit pour rien.

Que de détails futiles, d’accessoires redondants, de rajouts prétentieux ! Vraiment les acteurs sont excellents et la pièce parle au public aujourd’hui directement sans besoin de souligner quoi que ce soit. Je ne détaillerai pas ce qui a alourdi le propos, dénaturé la beauté mélancolique des personnages. Il est certain que la pièce de Tchekhov est un tel chef d’œuvre qu’elle a parfaitement résisté à cette mise en scène. Approfondir les failles des personnages, rendre plus dérangeants les rapports entre les générations auraient été bien plus forts. Une recherche d’élégance et de légèreté est louable, si toutefois la tristesse de la plupart des personnages avait été d’avantage révélée. Ce partie pris systématique du beau provoque la lassitude de l’œil. Le micro au bord de scène pour « faire entendre les moments clefs » ne s’adresse pas à un public cultivé. Surligner comme au stabilo des moments n’est pas digne de ce chef d’œuvre. Reste la puissance des acteurs qui dépasse tout comme la pièce s’arrange de tout. Ainsi la Nounou de Catherine Ferran est l’incarnation d’une forme de sagesse de Tchekhov, les mélodies de sa belle voix grave sont raffinées. En Sonia Elise Friha est toute de sensibilité refoulée et de pudeur virginale. Sa compréhension de Vania, son cher oncle, est subtilement évidente. C’est peut-être le plus beau rapport entre les personnages, et la fin de pièce est délicieuse. Une sorte d’authenticité entre ces deux personnages me touche. La complexité du beau personnage d’Oncle Vania oscillant entre inhibition et pulsions exacerbées est admirablement vécu par Sébastien Eveno. L’acteur rend très touchante cette lucidité si douloureusement acquise par ce personnage idéaliste, qui évolue vers quelque chose de proche du nihilisme.

La complexité du rôle d’Astrov, le médecin ami de Vania, dangereusement attiré par Elena n’est que partiellement rendue. Le parti pris de mise en scène, avec de la tension et la recherche de maitrise, limite le jeu de Cyril Gueï.

En effet la sensualité lui semble refusée par la mise en scène. Je l’ai beaucoup regretté surtout dans la scène avec Elena. La également ce doit être une demande du metteur en scène : Suliane Brahim en Elena a un jeu déclamé et artificiel. La froideur constante, la raideur, l’absence de toute sensualité renforcent trop l’absence de profondeur du personnage. Il manque à mon avis tout un pan de séduction qui justifie l’élan des personnages vers elle.

Son vieux mari, le professeur hypochondriaque a également un jeu univoque avec de la raideur. Ce n’est pas que le Sérébriakov de Andrzej Seweryn manque de charisme, l’acteur en a à revendre, mais le personnage manque d’épaisseur. Il ne reste rien de l’idéalisation qu’il a provoqué dans sa jeunesse, ni de sa grandeur passée.

Les décors d’Alban Ho Van et les costumes de Bjanka Adžić Ursulov soulignent la dystopie avec une recherche d’élégance comme déclassée. Cela évite surtout à Galin Stoev de choisir entre la radicalité de la modernité et le relatif confort des costumes d’époque. Cet entre-deux est un peu fade. Les lumières de d’Elsa Rebol sont efficaces et sont sans magie. Les choix musicaux ne sont pas très pertinents, avec une recherche de séduction trop facile. Le travail musical de Joan Cambon semble pourtant conséquent. 

Je ne commenterai pas la présence de poules sur scène, la dystopie, le micro, les robots musicaux, les chansons, la came… Tout cela appartient à autre chose qu’à une mise en scène pleine de respect pour un chef d’œuvre, plutôt à une recherche de séduction facile à destination du public.

Hubert Stoecklin

Critique. Théâtre. Toulouse. Théâtredelacité. Le 13 Janvier 2023. Anton Tchekhov (1860-1904) : Oncle Vania. Texte français, Virginie Ferrere et Galin Stoev ; Mise en scène, Galin Stoev ; Spectacle produit par le ThéâtredelaCité ; Distribution : Suliane Brahim – Sociétaire de la Comédie-Française / Elena, Caroline Chaniolleau / Maria Vassilievna, Sébastien Eveno – Comédien permanent associé au projet de direction de la Comédie – CDN de Reims / Vania, Catherine Ferran – Sociétaire honoraire de la Comédie-Française / La Nounou, Cyril Gueï / Astrov, Côme Paillard / Gaufrette, Élise Friha / Sonia, Andrzej Seweryn – Sociétaire honoraire de la Comédie-Française / Sérébriakov ; Collaboration artistique et assistanat à la mise en scène , Virginie Ferrere ; Scénographie , Alban Ho Van ; Lumières , Elsa Revol ; Costumes , Bjanka Adžić Ursulov ; Sons et musiques , Joan Cambon ; avec l’aide pour la création des machines musicales de , Stéphane Dardé ; Dressage , Vincent Desprez ; Réalisation du décor dans les Ateliers de construction du ThéâtredelaCité sous la direction de Michaël Labat ; Régie Générale , Léo Thevenon ; Régie plateau , Simon Clément ; Régie lumière , Didier Barreau et Michel Le Borgne ; Régie son , Loïc Célestin ; Habillage , Sabine Rovère ; Production ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Coproduction Comédie – CDN de Reims.

Crédit Photo : Marie Liebig

Tiago Rodrigues réveille fortement son public : Catarina et la beauté de tuer des fascistes est une bombe à retardement !

Critique. Théâtre. Toulouse. Théâtre de la Cité, le 7 décembre 2022. Tiago Rodrigues : Catarina et la beauté de tuer des fascistes.

Une pièce particulièrement puissante qui bouscule le public.

Tout commence avec les lumières de salle allumées et finira de même. Tout le reste de la pièce sera frontal avec la salle sombre. Tiago Rodrigues construit sa pièce avec rigueur. Il déploie toutes les manipulations théâtrales avec notre accord en ce qui concerne les deux premières heures du spectacle, mais la dernière demi-heure fera polémique. Dans la première partie nous regardons vivre une famille de manière classique avec des moments drôles, lourds, pénibles, des crises et des embrassades. Le choc des générations, les jalousies, les amours, les haines. Pourtant cette famille a deux particularités très importantes.

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La photo de famille

Le plus immédiat pour le spectateur est cette manière de tous et toutes se nommer Catarina et de porter une robe. Tout ceci afin de rendre hommage, de faire disparaître toute dimension personnelle face à l’acte fondateur de cette terrible tradition familiale qui va être questionnée par la pièce avec beaucoup d’intelligence et de profondeur. Est-ce un traumatisme rejoué, une vengeance assumée de manière transgénérationelle, un acte politique, un secret partagé, une obligation qui scelle l’amour familial ? Un peu de tout cela au final. La Catarina dont il est question a existé et le village de l’action était le sien, un certain jeu avec la vraisemblance existe donc pour les portugais. Les faits nous seront lus durant la pièce comme un catéchisme. Il s’agit d’une lettre dictée par l’aïeule. Elle a tué devant ses enfants son mari. Car ce dernier n’a pas réagi lorsque Catarina a été tuée de trois balles dans le dos. Et elle somme sa descendance de se réunir dans la maison familiale chaque année pour exécuter un fasciste.  Le Tabou du Parricide n’est pas nommé, il est rejoué chaque année, à date fixe : un fasciste est enlevé et tué lors des retrouvailles dans la maison de famille. Freud a bien expliqué combien c’est le groupe qui permet de réaliser un crime en partageant la responsabilité. Par ce partage le crime n’est plus ignoble et l’interdit est levé. Ce jour nous attendons avec la famille une « Catarina » meurtrière dont c’est l’accès à la « majorité ».  La petite fille ainée va accéder au stade supérieur par son premier meurtre de fasciste.  Cet homme est présent sur scène et va constamment en position soumise, être déplacé sans jamais prendre la parole, répondant aux questions par des hochements de tête. Cette présence muette et embarrassante va peser de plus en plus au public.

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Le fasciste réduit au silence

 Il y a dans cette famille des moments succulents : la recette des pieds de porc, les jalousies entre les frères et sœurs, la querelle mère-fille sous prétexte d’un pull donné-repris, l’argent entre frères et sœurs avec l’éternel fauché, le véganisme adolescent face aux vieux mangeurs de viande, le vol des hirondelles, la photo de famille, l’ado qui a rivé ses écouteurs sur ses oreilles …

Les très beaux décors de paravents en bois et d’estrades sont déplacés à vue par les comédiens. Tout du long une vraie complicité théâtrale se crée entre le public et les comédiens. Le texte est brillant, le jeu subtil.

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la noirceur

Un moment fort advient lorsque la jeune femme désignée ne peut tuer. Elle lâche l’arme qu’elle a dans la main et admet de pas pouvoir, ni vouloir tuer. En se désolidarisant du groupe elle le fait éclater.

la préparation au rite de passage

Les disputes sont terribles et chaque membre de la famille va finir par être abattu sans que nous sachions clairement qui tire. Serait-ce la symbolique de la destruction du groupe familial par la conscience réveillée de l’une d’elle ? Peut-être un drone qui viendrait sauver l’homme politique ? Tout est possible, chacun aura son hypothèse. Tous les membres de la famille sont à terre. Et c’est alors que le coup de théâtre au sens propre et figuré advient. La salle est illuminée, le comédien silencieux se dresse et harangue la foule. Les membres de la famille se relèvent un à un et se groupent en silence, écoutant l’orateur, puis également la salle avec des regards inquiets. Dans un premier temps l’orateur parle de liberté de fort belle manière, un certain accord se crée, ça semble bien commencer … mais au bout de quelques minutes il n’y a plus de doutes c’est un discours fasciste très bien organisé, huilé et intelligent, tout à fait abominable qui avance comme un rouleau compresseur. La salle se cabre, des insultes fusent. Le comédien avec un panache rare résiste dans des conditions d’hostilité grandissante (le soir de la première). Il termine les 30 minutes de son terrifiant discours et quitte la scène « droit dans ses bottes » en criant Vive le Portugal ! Entre bronca et applaudissements les saluts se font dans un vacarme épouvantable !

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il y a de l’amour

Une partie du public a tout simplement, sous les coups du discours insupportable, oublié que ce n’est « que du théâtre » et non un meeting politique. Oubliant que le comédien joue un rôle et n’adhère pas à ce qu’il dit. Public tu t’es fait avoir en beauté !

Et à mon sens nous avons tous été manipulés.  Il y a clairement la naissance d’une horde de fascistes sur toute l’Europe. Et cela ne vient probablement pas de nulle part. Tiago Rodrigues nous permet d’y regarder de plus prêt. Il nous propose une hypothèse très dérangeante : n’y a-t-il pas du totalitarisme dans la « famille des Catarina » ? Les individus ne pensent plus mais se soumettent au nom de l’amour à des idées toutes faites. N’est-ce pas cette absence de pensée, de dialogues, d’argumentations, de controverses amicales, de respect des avis différents qui participe à la création d’esprits soumis. Individus qui ne réagissent plus à l’injustice, se rangent derrière un chef comme ils ont suivi les directives des parents, ici une matriarche. A croire qu’il n’y a point de salut hors de la famille, le danger vient toujours de l’extérieur. Ainsi cette pièce en forme de fable des Catarina questionne ce qui se passe dans les familles qui ne pensent plus, même si le point de départ était une pensée audacieuse avec sa part de noblesse, comme chez l’aïeule.

Tiago Rodrigues tente de réveiller la pensée de son public, certains le souhaiteraient plus radical, pour ma part je trouve que cette manière élégante de monter sa pièce, l’intelligence du texte, la beauté des décors, la puissance de la musique permet de nous séduire, de nous manipuler afin de nous faire vivre des choses dérangeantes. Cela permet également d’aiguiser nos pensées, comme cette question sur la famille qui tue la pensée personnelle ou cette adhésion même de quelques minutes à un discours fasciste ; et surtout de prendre ce temps imposé pour écouter à défaut d’entendre 30 minutes durant ce que jamais nous n’irions écouter alors que nous nous croyons ouvert d‘esprit… Tout ce paradoxe est douloureux.

Quelle soirée ! Quelle pièce !!  Ce théâtre qui amène à penser si fort est une bénédiction !!!

Hubert Stoecklin

Critique. Théâtre. Tiago Rodrigues : Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Pièce présentée au Théâtre de la Cité avec le Théâtre Garonne. Pièce en portugais, traduction de Thomas Resendes ; Surtitres de Patricia Pimentel. Théâtre de la Cité, le 7 Décembre 2022. Mise en scène et texte : Tiago Rodrigues ; Scénographie : F.Ribeiro ; Lumières : Nuno Meira ; Chef de chœur, arrangement vocal : Joao Henriques.  Avec : Isabel Abreu, Antonio Afonso Parra, Romeu Costa, Antonio Fonseca, Beatriz Maia, Marco Mendoça, Carolina Passos Sousa, Rui M. Silva. Durée 2h 30mn.

PHOTOS : Filipe Feirreira

Lien vers la production

Tiago Rodrigues questionne le prix de la vie

Chronique. Théâtre. Toulouse. ThéatredelaCité, le 6 Avril 2022. TIAGO  RODRIGUES : Dans la mesure de l’impossible. Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues ; Gabriel Ferrandini : musicien.

 

Tiago Rodrigues ou le génie d’être pleinement de son temps

Sensibilisé au soin par le fait d’être fils d’une mère médecin, Tiago Rodrigues ne cache pas dans son texte de présentation de sa pièce combien aider l’autre, par le geste de soigner et soulager représente pour lui « la seule vraie profession ». Le parti pris théâtral de construire un spectacle sur la vie de soignants du CICR, Comité International de la Croix Rouge, aurait pu être vain ou décalé. Tiago Rodrigues fait dans un même geste acte de création théâtrale et de philosophie politique. Dans ce sens il est fidèle à ses deux parents car son père est journaliste de profession.

L’objet théâtral est consistant, structuré et solidement articulé, comme le propos politique implacable sous-jacent.

Quatre acteurs et un musicien sont sur scène : quatre personnages sensés parler de ce qu’ils font, comprennent, vivent lors de leurs missions pour le Comité International de la Croix Rouge. Le texte est beau, international (français, anglais, portugais) toujours traduit avec une grande efficacité.

Sans Titre

Chacun des quatre acteurs (deux hommes et deux femmes) a son style et crée un personnage crédible. Le travail de réécriture en mêlant des histoires vraies est assez fascinant tant chaque personnage est cohérent au point de devenir plus ou moins proche, avec son langage qui sonne vrai. Dès les premiers instants de la pièce le public est pris à parti. Jouant face au public les acteurs s’adressent en fait à Tiago Rodrigues (et à nous) précisant leurs réticences et envies de participer à cette création théâtrale. Non sans humour la première actrice dit tout net qu’elle « n’aime pas le théâtre ».  C’est d’autant plus savoureux que c’est peut-être à elle que revient la performance d’actrice la plus spectaculaire parlant aussi bien anglais que français et portant énormément d’émotions dans ses interventions. Le cadre est donc posé il s’agira de tranches de vie, de paroles, de souvenirs de gens de terrain qui ont pratiqué depuis longtemps déjà ces Territoires de l’Impossible à savoir ces lieux de non civilisation que sont les zones de guerre, ces lieux où la paix est impossible et qui sont uniques et si semblables.   Puis tout s’enchaîne sans solution de continuité. Au niveau du décor le grand drap qui cache les quelques éléments et surtout le musicien que l’on entend bien avant de le voir, va être levé à vue petit à petit par les acteurs permettant ne nous faire voyager. Les lumières de Rui Monteiro participent activement à la création d’espaces où l’imagination  du spectateur peut voir des tentes, des dunes, des montagnes, du ciel, de la fumée, des gravats…

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La musique de Gabriel Ferrandini qui joue des percussions multiples a la charge complexe de triturer l’espace et le temps

La seule musique apaisante viendra du chant désolé de Beatriz Brás qui interprète avec beaucoup d’émotions le chant de Medo d’Alain Oulman d’après un poème de Reinaldo Ferreira.

Gabriel Ferrandini, le compositeur-percussionniste est un torrent d’énergie, de violence et de fureur qui se dévoile aux multiples sens du terme. Car invisible d’abord il va petit à petit être dévoilé par les acteurs comme sont dévoilées par le texte toutes les abominations sociétales enchâssées comme des poupées russes à toutes les strates de la société. Il est la guerre et sa bêtise, la destruction jusqu’aux ruines de la civilisation, le bruit des bombes, les cris des mourants. Le son si puissant, comme les bombes a un impact physique dans la poitrine et l’abdomen. La folie de ses improvisations, la virtuosité technique, laissent pantois. La puissance du son en fin de spectacle m’a obligé à me boucher les oreilles. Peut-il en être autrement quand avec cette acuité nous est présentée la guerre au moment où l’Ukraine est victime des bombes et des abominations humaines. Le CICR peut-elle intervenir en Ukraine ?

Impossible

Quel voyage en enfer… Quelle folie que notre monde…. Quelle beauté en cette folie humaine qui consiste à vouloir sauver un homme alors que des milliers sont tués. Les « histoires » racontées sont pour le moins édifiantes et pour beaucoup des révélations terribles. Je ne souhaite pas « spoiler » ce magnifique spectacle qui va toucher le spectateur très fort, l’emmener émotionnellement très loin …. En ce qui concerne la majorité du public toulousain de la première, le choc a été accepté et il y a eu une standing ovation en fin de spectacle tant l’émotion a été forte.

La lutte entre la puissance de mort et les forces de vie est terrible dans ces zones de l’Impossible paix. Cela se rapproche de nous… Ce spectacle inouï nous le rend compréhensible par notre intellect, nos sens, notre cœur et notre corps. Tiago Rodrigues a écrit un très grand texte, a construit un très grand moment de théâtre engagé et terriblement moderne. Merci à lui et à son équipe soudée incroyable d’engagement.

Hubert Stoecklin

Chronique. Théâtre. Toulouse. ThéatredelaCité, le 6 Avril 2022. Tiago RODRIGUES : Dans la mesure de l’impossible. Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues ; Traduction : Thomas Resendes ; Scénographie : Laurent Junod ; Composition musicale : Gabriel Ferrandini ; Lumière : Rui Monteiro ; Son : Pedro Costa ; Costumes et collaboration artistique : Magda Bizarro ; Assistanat à la mise en scène : Lisa Como ; Avec : Adrien Barazzone, Beatriz Brás : chant de Medo d’Alain Oulman d’après un poème de Reinaldo Ferreira, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov ; Gabriel Ferrandini : musicien.

Les dates de la tournée

Contes et légendes de Joël Pommerat Wouahhh !

Critique. Théâtre. Toulouse. Théatredelacité, le 1 Avril 2022. Contes et légendes texte et mise en scène : Joël Pommerat.

Le Fabuleux théâtre moderne de Joël Pommerat.

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La fiction du théâtre garde une part de magie indéfinissable et immortelle. Dans son dernier spectacle très original Joël Pommerat joue sur tous les plans de la fiction. Ce spectacle impeccablement construit laisse sans voix les spectateurs tant la joie de la manipulation est complète. Impossible de savoir l’âge des acteurs, ce sont 8 ados de moins de 15 ans que nous avons vu jouer avec seulement deux adultes. Il y a un authentique robot humanoïde mais il y en avait certainement bien davantage ou peut être aucun. Ces courtes scènes sont à la fois  autonomes et toutes liées. Chaque moment théâtral bénéficie de son rythme, de son décor, de ses acteurs, de sa lumière et à la manière du cinéma débute et finit avec une précision d’arrêt sur image. Les thèmes abordés sont tous à la fois naturels, jamais l’auteur ne prend la pose, les sujets sont éternels et absolument nouveaux. Ainsi les relations parents-enfants sont éternelles dans les attentes impossibles des deux côtés et très modernes dans cet abandon parental de leurs précieux rejetons au monde virtuel ici représenté par des robots-humains. Les relations entre ados, entre garçons et filles, individu et groupe : tout se fait dans le langage cru actuel. La quête affective, le besoin d’amour représentent les questions centrales avec en filigrane l’idée que le compagnon virtuel ancillaire serait plus tendre et plus gentil que les autres humains. Jamais rien n’est lourd, tout est suggéré, tout est toujours vivant. L’humour de Pommerat est arc en ciel : noir souvent, parfois cinglant, tendre parfois et même il peut être très délicat.

Être garçon devenir homme, être fille devenir femme voie homme, comme de robot s’humaniser et en croisement de toutes ces métamorphoses rien ne semble interdit ou presque. Il s’agit bien de contes, de fables, de mythe même. Ce mythe de la construction de soi impossible sans amour, qui à aimer de la matière plus que du vivant. Et l’autre mythe qui en découle, celui de créer une personne artificielle, de posséder un robot humanoïde afin de se croire aimé.

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Pommerat s’est entouré d’artistes exceptionnels qu’il faudrait tous citer, absolument tous, je le fais dans l’immense chapeau de cette critique. Décors, costumes, perruques, musiques tout ce qui constitue le mouvement scénique a une perfection incroyable. Les acteurs et les actrices, sans âges ni sexes comme la pièce nous donne à le croire sont attachants, irritants, toujours justes : du grand art, du bluff total c’est parfait… Ils ont entre dix et quinze ans, on n’en doute pas un instant, vraiment, c’est inouï !

Je ne dévoilerai que la première scène qui pose tout l’air de rien.  On y découvre un garçon de 15 ans pas plus, parler comme le plus vil des proxénètes, manipulant son « copain » avec méchanceté et s’adressant à une femme qu’il prend pour un robot avec dégoût et envie entremêlées. Toute cette ambiguïté de l’adolescence est là. Enfant et adulte à la fois, violent et rempli de peurs, vivant ou virtuel, mais seul, complètement seul pour aborder ses difficultés.

Dans ce spectacle de Joël Pommerat il y a une sorte de conscience directe de ce que les adolescents d’aujourd’hui vivent ; à la fois dans cette modernité où le virtuel les enivre, tout en n’arrivant pas à occulter cette recherche de toute éternité de ce qu’est l’amour. Amour qui repose sur la bienveillance avec soi-même, à condition que les parents aient mis en place cette graine d’amour eux même, ou par virtuel interposé ?

Courrez voir cette merveilleuse pièce, courrez, adultes, ados, enfants ! La tournée n’est pas terminée. Contes et légendes ferait également un très beau film en sketches au cinéma ou à la télévision, ou sur un quelconque réseau social…. Toutefois c’est bien le théâtre avec son impact direct qui en révèle, par sa magie, la puissance dans cette beauté inoubliable. Le public en rangs serrés a participé au spectacle et a applaudi après chaque scène. Le succès a été au rendez-vous à Toulouse comme partout.

Cie Louis Et Brouillard Scène Nationale De La Rochelle " Contes Et Légendes " Création De Joël Pommerat

 » Contes et Légendes  » Création de Joël Pommerat
Avec Prescillia Amany Kouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Lena Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pelandakis, Mélanie Prezelin

Critique. Théâtre. Toulouse. Théatredelacité, le 1 Avril 2022. Contes et légendes texte et mise en scène : Joël Pommerat. Avec : Prescillia Amany Kouamé ; Jean-Edouard Bodziak ; Elsa Bouchain ; Léna Dia ; Juliet Doucet ; Angélique Flaugère ; Lucie Grunstein ; Lucie Guien ; Marion Levesque ; Angeline Pelandakis ; Lenni Prézelin. Dramaturgie : Marion Boudier.

Assistante dramaturgie et documentation : Roxane Isnard ; Scénographie et lumière : Eric Soyer ;

Recherches / Création costumes : Isabelle Deffin ; Création perruques et maquillage : Julie Poulain ; Son : François Leymarie, Philippe Perrin ; Création musicale : Antonin Leymarie ; Musique originale enregistrée par : Eve Rissier, Clément Petit, Isabelle Sorling, Benjamin Bailly, Justine Metral, Hélène Marechaux ; Direction technique : Emmanuel Abate ; Régie son : Philippe Perrin ; Régie lumière : Gwendal Malard ; Régie plateau : Olivier Delachavonnery, Héloïse Fizet, Pierre-Yves Le Borgne, Damien Ricau, ; Habillage : Claire Lezer ; Perruques : Jean-Sébastien Merle ; Construction décors : Ateliers de Nanterre-Amandiers ; Construction mobilier : Thomas Ramon – Artom ; Renfort dramaturgie : Elodie Muselle ; Assistante observatrice : Daniely Francisque ; Habillage – Création : Tifenn Morvan, Karelle Durand, Lise Crétiaux ; Production : Compagnie Louis Brouillard ; Coproduction : Nanterre-Amandiers – Centre dramatique national, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle, la Comédie de Genève, La Criée – Théâtre National Marseille, La Filature – Scène nationale de Mulhouse, Le Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours, Espace Malraux – Scène nationale de Chambéry et de la Savoie, Théâtre français du Centre national des Arts du Canada – Ottawa, Bonlieu – Scène nationale d’Annecy, L’Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne, La Comète – Scène nationale de Châlons-en-Champagne, Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes, L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège, la MC2 – Scène nationale de Grenoble, Le Théâtre des Bouffes du Nord, le Théâtre National de Bruxelles ; Les textes de Joël Pommerat sont édités chez Actes Sud-Papiers.

Hubert Stoecklin

Photos : Elisabeth Carecchio

 Lien vers les informations du spectacle

La disparition du paysage étranges moments offerts par Aurélien Bory et Jean-Philippe Toussaint

Critique. Théâtre. Toulouse. ThéâtredelaCité, le 15 mars 2022. La Disparition du Paysage. Texte de Jean-Philippe Toussaint. Scénographie et mise en scène d’Aurélien Bory. Avec Denis Podalydès de la Comédie Française. Lumières : Arno Veyrat ; Musique : Joan Cambon ; Co-scénographie : Pierre Dequive ; Costumes : Manuela Agnesini ; Collaborateur artistique et technique : Stéphane Chipeaux-Dardé ; Régie générale : Marie Bonnier et Sylvain Saysana ; Régie plateau : Nicolas Marchand ; Régie Lumières : Aliénor Lebert ; Régie son : Antoine Reibre.

La disparition du Paysage évacue le corps mortel, trop mortel…

Sur la grande scène du théâtre de la cité les toulousains ont pu apprécier ce spectacle très abouti que les parisiens avaient pu voir au Bouffes du Nord fin 2021. Le dispositif scénique est central et avec une fausse simplicité va se révéler d’une complexité pleine de surprises. Aurélien Bory a un gout insatiable pour les belles machines, huilées et dociles. Le dispositif en fond de scène est une apparente fenêtre mais sera tour à tours appareil photo, guillotine ou miroir brisé. La fluidité des mouvements, leur rapidité, leur coordination parfaite avec les lumières d’Arno Veyrat, cet ensemble avec la musique également produit sur le public plusieurs moments très forts. Ainsi ressentir le choc de l’explosion de l’attentat, ou voir le personnage passer de l’autre côté du miroir.

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Disparition Photo Emblematique

Car si la dramaturgie est floue avec un texte très ambigu, il s’agit bien d’une mort dans un attentat. Les métaphores pour ne pas aborder la mort directement sont nombreuses et plus ou moins habiles. Quoi qu’il en soit le texte de Jean-Philippe Toussaint est brillant, plein de suggestions, il évite le niveau affectif pour rester dans un discours très intellectuel autours de la mort. Cette froideur retrouvée tant dans le texte que dans la dramaturgie donne à ce spectacle une absolue contemporanéité. A « tourner autour du pot » avec tant d’intelligence c’est comme si le corps, l’humanité et la chaleur de la vie étaient évacuées.

Dans ce sens le fait que Denis Podalydès joue de dos dans son fauteuil tout le début de la pièce évacue bien la question du corps.  Pourtant Denis Podalydès est un acteur qui impacte le public par une présence forte, il faut juste s’habituer à ne pas le voir, pour mieux entendre cette voix très reconnaissable et cette diction si précise. Cela donne de la puissance au propos.  Comme si une partie de la réussite de ce spectacle reposait sur cet acteur si puissant renonçant à une partie importante de ses possibilités.

Cette pièce parfaitement jouée et montée laisse le spectateur en alerte et l’explosion produit un choc puissant, magnifique réussite visuelle et auditive. Les applaudissements mettent du temps à monter mais font un vrai succès aux artistes.

La Disparition Du Paysage

La disparition du paysage, est un théâtre avec « grosses machines » et « grand acteur » qui avec une grande modernité rejoint une catégorie de spectacles qui impressionnent plus qu’ils ne touchent. Il illustre bien le rapport contemporain à la mort. La mort est non taboue, car elle est parlée, mais en évacuant la question du corps et de la souffrance.  Et cela dans un esthétisme du haut vol.

Hubert Stoecklin

Lien vers les informations sur le spectacle.

Un Cactus à l’Entracte rend compte de l’activité théâtrale au sens large à Toulouse. Nous y avons parlé de ce spectacle et d’autres aussi.

Kliniken cette folie c’est un peu nous tous

CRITIQUE. THEATRE. TOULOUSE. THEATRE DE LA CITE.2/2/22. KLINIKEN.  L. NOREN. J. DUCLOS.

Synopsis :

Kliniken se passe dans un hôpital psychiatrique. Les patients se côtoient et tentent de cohabiter, de coexister. Ils et elles sont d’âges et d’horizons très différents, et n’auraient pas dû, a priori, se rencontrer. Dans l’hôpital de Kliniken, les pathologies ne sont pas « regroupées » ; anorexie, autisme, schizophrénie, perversion, psychopathie, effets traumatiques et dépression se côtoient, sans échelle de valeur ou de gravité. Ici, chacun défend son histoire, Lars Norén ne juge personne. Les patients semblent livrés à eux-mêmes et s’engluent dans leur souffrance sous nos yeux.

Kliniken est une belle réflexion salutaire sur le monde dans lequel nous vivons et l’époque que nous traversons.

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Kliniken photo de Simon Gosselin

Cette pièce suédoise de 1993 est à la fois ancrée dans le temps et le pays d’origine avec en particulier des références cinématographiques un peu opaques pour les français mais surtout elle a quelque chose d’universel et d’intemporel. Lars Norén dans son écriture reste simple afin que les malades nous soient très proches. La pièce est construite sur le modèle tragique avec unité de temps et de lieu. Nous sommes dans une salle de séjour d’un hôpital psychiatrique du matin au soir. Il y a onze malades et deux professionnels (un aide-soignant et un veilleur de nuit).

Au-delà de la découverte progressive d’une part de l’histoire de chaque patiente et patient, cette pièce nous parle du vide. Du vide existentiel, du vide intérieur et de l’absence de soin. Ce service qui reçoit des patients de toutes pathologies correspond à une sorte de banalité en services de psychiatrie. Les pathologies sont réalistes et n’ont rien de particulier non plus. Le manque de personnel n‘étonnera pas d’avantage, tant le contexte actuel est délétère en France. Les locaux assez froids et fonctionnels sont plutôt en bon état ce qui est plus rare dans l’hexagone.

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Plusieurs questions peuvent interpeller les spectateurs. La première pourrait être la perception de la fragilité de la frontière entre le normal et le pathologique. Frontière poreuse quand on voit le comportement de l’aide-soignant du matin ou encore lorsque qu’on entend la pertinence et la sagesse de certaines paroles des patients. La pièce de Lars Norén ne cherche pas à montrer l’aspect thérapeutique, ni ne cherche à développer la clinique pathologique, ni de montrer la construction de liens forts entre les patients. Il nous met face à l’ennui et le vide. Cet ennui si terrible qui nous fait agir quand nous sommes libres et qui prend une tout autre dimension lors d’une hospitalisation. Le miroir particulier en période Covid nous rappelle le temps pas si lointain du confinement. Tout ce temps dont disposent les malades, comme les confinés en ont disposé et qui force à fuir d’une manière ou d’une autre le douloureux face à face avec soi-même. La première action est de fumer pour les tabagiques, se gaver de TV pour certains, de rester dans le silence pour les plus rares et d’émettre une parole en boucle pour la plupart. C’est de cette parole sans surprise pour celui qui parle que naissent les bribes d’histoires de chacun.

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Kliniken photo de Simon Gosselin

Mais ces histoires sont fermées et tournent en boucle de manière mortifère.  En négatif se fait entendre par son absolue absence cette parole libre, pleine de surprises qui est recherchée au niveau thérapeutique. Comme en négatif l’absence du psychiatre qui vient le lundi, celle des psychologues dont personne ne parle ou des infirmiers.  C’est le grand vide au niveau du soin hormis la protection des murs. La série sur Arte, Thérapy, est le négatif de Kliniken. Thérapy nous faisait assister au travail psychothérapique. De nombreux films parlent de psychiatrie comme « Folles de joie », « Vol au-dessus d’un nid de coucou », ou décrivent plus finement le fonctionnement mental, « Psychose » du grand Hitchcock, les interactions entre malades ou encore le  travail institutionnel . Cet ennui nous gagne aussi en tant que public et semble fatal à certains (très peu nombreux) qui quittent la salle. Il n’y a donc pas de voyeurisme dans cette pièce, rien de spectaculaire ou de vraiment monstrueux sinon celui des effets de l’ennui universel. Les « histoires » de chaque patient sont représentatives de ce qui peut arriver dans la « vraie vie » :   des parents dépassés ou maltraitants, une société qui ne protège pas vraiment, des séquelles indélébiles de traumatisme, un besoin de temps pour « digérer » ainsi que cette peur de l’avenir et ce mal de vivre aux formes si diverses avec cet attrait si fort pour la mort.  Toutes ces questions sont comme bloquées chez ces malades mais en fait elles nous concernent plus ou moins tous. Le ton est plutôt calme et les moments violents sont rares et liés à la même jeune femme mélancolique, Sofia qui veut disparaître à tout prix. C’est la prise obligée de médicaments et sa mort qui sont terribles. La violence est immense lors de la prise forcée du traitement et cela semble précipiter son passage à l’acte.

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C’est bien la mort qui se cache derrière tous les troubles. Et c’est bien par cette peur de la mort que nous acceptons des aménagements diaboliques. La prise forcée de médicaments nous rappelle plusieurs choses. D’abord que le champ de la psychiatrie est le seul encadré par la justice pour imposer un traitement à un patient se mettant en danger ou mettant en danger la société. L’hospitalisation en psychiatrie et son cortège de traitements imposés est légalement très encadré et semblait un fait unique. La pandémie a fait voler en éclat cette exception. Avec en premier temps l’interdiction faite à des médecins de soigner leurs malades en les enjoignant à fermer leurs cabinets. C’est la négation du devoir de soigner (précepte du serment d’Hippocrate). Cela n’a pu être accepté que par le climat de terreur « panmondiale ». Ensuite une obligation de traitement non psychiatrique et donc non encadrée par la loi, a été installée avec les injections contre le Coronavirus qui ont été inexactement nommées « vaccins».  Ce traitement qui par des mesures de pressions très subtiles force la population à le prendre sans véritable consentement ne renvoie-t-il pas à ce qui se passe dans Kliniken ?  Combien de Sofia dans notre pays ? Dans le monde ?

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La mort de la jeune femme fera vaciller la fausse tranquillité des résidants. Et montre bien que rien hélas ne peut contrer la force du désir de mort quand il est chevillé au corps à ce point.

Le décor simple et efficace, les lumières discrètes font leur travail d’atténuation et alimentent la fausse tranquillité de cet hôpital. Des projections en direct de patients en leur intime solitude donnent un peu d’émotion au lieu.

Le jeu des acteurs est tout à fait admirable car il ne singe pas la maladie mentale. Le respect habite les comédiens et c’est précieux. C’est le plus grand compliment qui peut être fait à des acteurs jouant la folie :  chacun défend avec conviction son personnage et lui offre des moments d’émotion et de sagesse. La mise en scène est simple et très lisible. Le jeu est naturel et sans emphase. Tout ceci évacue le spectaculaire facile afin de nous aider à nous concentrer sur ces notions de vide et d’ennui.

Voici une pièce qui complète les nombreux films, séries et romans qui parlent de la psychiatrie. Mettre ainsi en lumière les moments les moins spectaculaires est une audace que le travail de Julie Duclos et ses acolytes sur scène et à la technique a très bien rendu. Dans cette nouvelle production de Kliniken de Lars Norén il y a un très beau travail d’équipe au service d’une réflexion salutaire sur le monde dans lequel nous vivons et l’époque que nous traversons.

Hubert Stoecklin

Critique. Théâtre. Théâtre de la Cité, le 2 février 2022. Lars Norén : Kliniken (pièce de 1993) ; Traduction : Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora ; Mise en scène : Julie Duclos ; Avec : Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon  Kneusé, Yohan  Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger,  Leïla Muse,  Alix Riemer, Émilien Tessier, Maxime Thebault et Étienne Toqué.

Photos : Simon Gosselin


ThéâtredelaCité

Théatre De La Cité Kliniken

Lien vers l’Emission « Un Cactus à l’entracte « ou je suis l’invité de Jérôme Gac. J’y parle de Kliniken et d’autres pièces avec mes complices.

Anja Rilling tire une énorme sonnette d’alarme

Critique. Théâtre. Toulouse. Théâtre de la Cité, le 27 Janvier 2022. Anja Hilling. NOSTALGIE 2175. Mise en scène :  Anne Monfort.  Musique : Nuria Gimenez Comas. Avec Judith Henry : Pagona, Jean-Baptiste Verquin : Posch, Mohand Azzoug : Taschko.

NOSTALGIE 2175  OU PHILOSOPHIE POLITIQUE EN POÉSIE.

Contexte de la pièce d’Anja Hilling :

 En 2175, dans un monde où la température avoisine les 60°C et où l’humain ne cesse de s’adapter à un environnement particulièrement hostile, Nostalgie 2175 nous raconte une histoire d’amour et de vie entre trois protagonistes, Pagona, Taschko et Posch. Pagona tombe enceinte, ce qui n’arrive plus depuis des décennies. Le poème que Pagona adresse à sa fille est dit face au public. A côté s’entrecoupent des scènes de flash-back racontant l’histoire de cette grossesse et des deux hommes qui l’entourent, sur fond de peintures, de désir, de nostalgie. Une plongée dans un univers dystopique et poétique qui interroge notre rapport à la planète, aux autres et au sens à donner à la vie dans un monde qui paraît voué à la disparition.

Critique :

Il est des spectacles qui vous laissent KO et qui sont aussi beaux que violents. Le coup de chaud qui m’a saisi ce soir a été fort et sera probablement inoubliable. En cet hiver glacial, seul élément de notre quotidien qui est à sa place, recevoir cette insolation étouffante marque corps, cœur, esprit et fait vibrer l’âme. Merci à ces artistes qui dans un travail infiniment précis ont su rendre compte de la puissance de ce texte incroyable de l’autrice allemande Anja Hilling datant déjà de 2008 et qui vient d’être traduit. Ce texte gagne une puissance extraordinaire dans cette période Covid marquée par le repli catastrophique des liens humains réels.  Tout ce qui est présenté dans ce spectacle complexe va tout droit toucher le spectateur là où il ne s’y attend pas : exactement là où IL FAUT.

Dans notre époque déglinguée où il est possible de prévoir de piquer les gens tous les 4 mois, où dans des media on peut entendre des prétendus « responsables » évoquer des refus de soins sur une catégorie de personnes, cette pièce semble salutaire. Entendre cette idée de refus de soins et cela sans émotions, et en France, tient de l’abîme en éthique. La question du rapport des générations entre elles est central dans cette pièce et est totalement inversée à ce qui se passe à notre époque où des enfants sont pris en otages par les générations d’au-dessus inconséquentes. Alors que dans la pièce il est question de sacrifice maternel non religieux, nous sommes loin de notre époque qui sacrifie sans vergogne les générations à venir pour ne pas déranger les générations actuelles irresponsables. La seule question politique contemporaine et de la plus grande importance : réduire la destruction de la biodiversité, est évacuée du débat politique actuel.  Anja Hilling (née en 1975), non sans humour noir, nous évoque le dernier moustique et la dernière mort par malaria.

Cette pièce de 2008 nous parle de tout ce que notre époque devenue autiste et perverse à la fois, refuse de comprendre. Il est question de l’AMOUR qui peut s’adapter à toute situation et qui reste notre seule raison de vivre. Il est question du TOUCHER qui devenu impossible, fabrique une société de morts-vivants. Il est question d’AIR qui en simple T-shirt caresse la peau comme fantasme impossible. Rilling nous parle de dérèglement climatique, de catastrophe totale et de vie impossible à donner « naturellement ». Le texte est virtuose entre soliloque de l’héroïne et scènes jouées à trois. La musique participe en quatrième personnage avec une force à la limite du supportable. Le travail entremêlé de la compositrice Nuria Gimenez Comas sur une commande de l’IRCAM avec la régie-son hyper sensible de Guillaume Blanc est aussi efficace que signifiante de la chaleur torride qui submerge les personnages. Les lumières sont subtilement organisées et le décor extrêmement simple d’aspect est d’une grande richesse. Les partis pris de la metteuse en scène Anne Monfort sont aussi sérieux qu’inventifs. Les éléments de la dystopie futuriste sont suggérés et non illustrés ou montrés. Le texte est très légèrement coupé certes, toutefois le respect du sens profond est complet. Les acteurs sont épatants. Chacun trouve un jeu sans contact physique et pourtant « très physique ».

Le rôle principal est donné à Judith Henry, actrice sensible qui a été pour les cinéphiles la révélation du film « la discrète » irradiante face à Fabrice Luchini. Ses tonalités douces et mélancoliques lorsqu’elle s’adresse à son futur bébé (quand elle sera adulte) et à nous, contrastent avec sa violence des scènes jouées à trois. De même les hommes, Jean-Baptiste Verquin, Mohand Azzoug passent d’une présence muette parfois très forte à un jeu puissant dans des scènes variées allant jusqu’à une grande violence. Cette grande subtilité du jeu est d’autant plus remarquable qu’aucun contact n’a jamais lieu entre eux. La place de l’artiste Taschko, est également centrale avec en dimension politique cette main mise sur le travailleur traumatisé physique et psychique, handicapé du corps comme de l’esprit.   Il a été victime d’ une attaque-viol avec  mise en danger de mort par contact de sa peau avec l’air ambiant mortel. Cela ne suffit pas , de plus il y a la transformation de cet être souffrant et toxicomane en artiste de génie reconnu mondialement sous la férule du «patron», Posch,  qui empoche tous les bénéfices,  exemple de maitrise perverse magistrale. Même le traitement médicamenteux de Taschko  c’est Posch  qui le détient afin de maintenir le jeune homme  en dépendance absolue. Taschko est donc pris en étaux entre son « maître » et la femme qu’il a rencontrée fortuitement, qu’il aime et qui l’aime éperdument et qui pourtant ne deviendra jamais sa maîtresse charnelle. Si besoin était de mesurer leur amour c’est leurs changements à chacun qui témoigneraient. Pagona donne sa vie et donne La Vie et Taschko se révolte, se libère de la toxicomanie. Ils se retrouvent tous les deux dans la mort, comme un couple tragique. Posch, la figure du pouvoir,  va prendre encore une dimension supérieure lorsque l’on apprend que c’est lui le père de l’enfant conçu dans un viol plus ou moins « consenti ». L’ambiguïté des désirs est complète dans un trouble savamment entretenu tant par la violence du texte que le jeu subtil des acteurs. Finalement le monde post apocalyptique reste le même sous le joug du puissant qui détient la richesse financière, lui donnant accès à la jouissance sur le corps de l’autre. L’acceptation de Pagona et sa compréhension du « système », sa manière de le dépasser en « tombant enceinte naturellement » (le 9ième cas depuis 100 ans), est la gageure de cette pièce : le Sacrifice Profane d’Amour Total au prix de sa vie. Pagona trouve le moyen unique de donner à l’homme qu’elle aime le bébé qu’il ne peut lui faire, et mettant également un terme à la frustration que lui inflige malgré lui Taschko qui ne peut s’offrir à elle charnellement ;  elle accepte la mort.

Nostalgie 2175

Nostalgie 2175 ouvre la porte à la plus grande poésie sans rien céder à une vision politique d’une grande pertinence dans une atmosphère mélancolique aux charmes infernaux.

Hubert Stoecklin

Lien vers le dossier du spectacle :

https://theatre-cite.com/programmation/2021-2022/spectacle/nostalgie-2175/

Photos : Christophe Raynaud de Lage

Aurelien Bory : aSH

Aurélien Bory en homme de théâtre complet

écrit par Hubert Stoecklin21 décembre 2019 02:43

Aurélien Bory ou l’art de donner la vie à l’espace.

Aurélien Bory n’est pas un metteur en scène comme les autres. Absolument inclassable et pourtant reconnaissable rapidement dans sa manière unique de convoquer l’espace comme interprète principal de ses créations les plus diverses. Un beau livre d’images rend compte de ce rapport central à l’espace, paru en 2018 chez Actes Sud image il a pour titre : L’espèce dans l’espace.

Aurelien Bory nous avait également dit combien de scientifique titré, il a quitté ce monde étroit à son gout,  a été attiré par la beauté, a été gagné par la poésie du mouvement, puis la puissance du texte, avant de retrouver son goût de l’expérimentation scientifique dans une exploration fine de ce qui constitue l’espace mis en scène.

Aglae Bory Theatre

Le spectacle de ce soir, aSH ne ressemble à rien d’autre, il est tout à fait singulier, pourtant il va bien dans la production d’Aurélien Bory. Il fait partie de trois portraits de femme. La pièce aSH a été écrite pour Shantala Shivalingappa par Aurélien Bory et ce portrait met le génie de la danseuse et chorégraphe indienne en lumière. Cette artiste est également inclassable car autant parfaite dans la danse traditionnelle de ses racines indiennes que dans la danse moderne où elle a été révélée par Maurice Béjart et a travaillé entre autres avec Peter Brook et Pina Bausch. Sorte d’incarnation du Dieu Shiva, Shantala Shivalingappa, ce soir seule sur scène avec le seul mur de fond elle va créer le monde. Du noir et du silence vient cette création inouïe. D’abord face au mur dans un silence assourdissant de vide, elle semble convoquer les mouvements de la matière. L’effet est puissant. Avec une musique d’une rare subtilité, le percussionniste Loïc Schild est un partenaire très attentif. Les manipulations du mur du fond, des ventilateurs, des bruits terribles, donnent l’impression d’une œuvre noire, secrète, défendue et réservée aux seuls initiés mais à nous révélée. En somme le Dieu Shiva dans ses différents rôles. Les éléments de la matière vont ainsi être révélés. Le mur solide d’abord, puis le vent, l’eau et enfin la cendre. La beauté des éclairages, la perfection de leur évolution, l’efficacité des mouvements du décor, mais surtout la sublime élégance du moindre geste de Shantala Shivalingappa forment un tout inoubliable. Les moments de pure grâce sont nombreux. La danseuse inspirée crée le monde et de la cendre symbole de mort va faire œuvre de vie. Elle va terminer en s’enveloppant, couverte de cendre dans une toile. Elle va traverser la toile pour disparaitre et réapparaître face au mur du fond comme elle a débuté. Il y a un moment symbolique fort avec cette incroyable calligraphie au pied sur le sol couvert de cendre, c’est un moment de pur génie créatif. La beauté des gestes de Shantala Shivalingappa ne peut se raconter, le spectateur reste séduit et comme interdit par tant d’élégance et de grâce humaine. Mais ce qui est pour moi le plus incroyable est la beauté des gestes du pied. Et c’était de son pied, se servant de l’autre jambe comme d’un compas, qu’elle avait tracé des cercles parfaits, qu’elle avait martelé le sol de pas répétés pour créer une sorte de Mandala entre terre et ciel. La partition musicale de Joan Cambon est admirablement interprétée par Loïc Schild entre murmures et grondements terrifiants. Avec les bruits derrière le mur, le son a lui aussi créé un monde mouvant, participant à l’acte de création divin entre silence et cataclysme.

Ash


Ce spectacle fort n’est pas une pièce de théâtre, ce n’est pas un ballet, ce n’est pas un conte, ni un mythe, c’est probablement tout cela. Il contient suffisamment de place afin que chacun puisse y inscrire en toute liberté ses réflexions et ses associations. Aurélien Bory et Shantala Shivalingappa ont su se rencontrer, se séduire, se comprendre et se respecter pour créer un monde commun de beauté, dépassant la peur de la mort.

C’est un important moment créatif et je pense que dans la prochaine mise en scène d’Aurélien Bory : Parsifal de Wagner au Théâtre du Capitole, il va se servir de cette expérience. Nous savons que Wagner a également puisé dans les mythes hindous pour son Parsifal et non uniquement dans les mythes nordiques dont la quête du Graal. La complexité et la richesse du travail d’Aurélien Bory ne peut se comprendre vraiment à la vision unique d’un de ses spectacles. J’ai en tout cas été ébloui par aSH. J’ai été trop distrait par la musique dans sa mise en scène du Barbe Bleue de Bartok en 2015. J’ai pu comprendre bien des éléments de son spectacle ESPAECE en 2018 que j’ai vu plusieurs fois à Avignon, Toulouse et Paris. Je ferai tout pour rendre compte de la richesse de son travail sur Parsifal en janvier au Capitole : Parsifal, chef d‘œuvre dans lequel le temps et l’espace fusionnent.

photos : Aglae Bory


Lien vers le livre d’Aurélien Bory : L’espèce dans l’espace.
https://www.agnesdahanstudio.com/fr/projet/Bory/Livres
Compte rendu spectacle Théâtre, Toulouse , Théâtre de la Cité, le 14 décembre 2019. aSH . Pièce d’Aurélien Bory pour Shantala Shivalingappa ; Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien Bory ; Spectacle accompagné par le Théâtre de la Cité dans le cadre du Portrait/Paysage d’Aurélien Bory ; Avec : Shantala Shivalingappa, danse ; Loïc Schild, percussions ; Chorégraphie : Shantala Shivalingappa ; Collaboration artistique : Taïcyr Fadel ; Création lumière : Arno Veyrat assisté de Mallory Duhamel ; Composition musicale : Joan Cambon ; Conception technique décor : Pierre Dequivre Stéphane Chipeaux-Dardé ; Costumes : Manuela Agnesi avec l’aide précieuse de Nathalie Trouvé ; Régie générale : Arno Veyrat ; Régie plateau : Thomas Dupeyron ou Robin Jouanneau ; Régie son : Stéphane Ley ; Régie lumière : Mallory Duhamel ou Thomas Dupeyron ; Direction des productions : Florence Meurisse ; Administration : Clément Séguier-Faucher ; Chargée de production : Justine Cailliau Konkoj ; Coproduction: ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Festival Montpellier Danse 2018, Agora – PNAC Boulazac-Nouvelle-Aquitaine, La Scala – Paris, L’Onde Théâtre Centre d’Art de Vélizy-Villacoubla.

Euripide à La Comédie Française

c’est INOUBLIABLE !

Théâtre. Comédie Française, Salle Richelieu, le 30 avril 2019. EURIPIDE : Electre/Oreste. Traduction : Marie Delcourt-Curvers. Nouvelle production. Mise en scène : Ivo VAN HOVE. Musique originale et concept sonore : ERIC SLEICHIM. Avec la troupe de la Comédie Française et les comédiens de l’académie de la Comédie Française. Trio Xenakis.

La modernité d’EURIPDE révélée à la COMEDIE FRANCAISE !

Avec l’entrée au répertoire de ce diptyque le théâtre antique est superbement mis à l’honneur dans sa modernité sauvage. En faisant confiance au metteur en scène Ivo van Hove et en mettant à sa disposition tous les superbes moyens de l’auguste maison, le résultat est magnifique. Le talent d’Ivo van Hove est capable de mettre ces deux pièces sauvages à la portée du public moderne dans la traduction très sobre et efficace de Marie Delcourt-Curvens. Loin de la forme poudrée et policée de nos superbes tragédies et comédies « historiques », la langue et la dramaturgie d’Euripide sonnent atrocement nôtres.

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

L’immédiateté de la psychologie des personnages et leur incarnation de passions qui les dépassent sont superbement sculptées par Ivo van Hove. Loin de penser qu’il y a la moindre outrance dans cette mise en scène puissante, je pense que c’est le minimum qui convient à la grandeur de ces deux tragédies. Les personnages évoluent dans la boue, les costumes sont ternes et misérables. Sauf évidemment ceux des puissants dont Oreste fait partie un temps. Mais rapidement après ses retrouvailles avec sa soeur Electre, il va la rejoindre dans cette misère vestimentaire et se tacher de boue.

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Une incroyable version cinématographique de l’opéra Elektra de Richard Strauss par Goetz Friedrich en 1981 faisait déjà débuter l’opéra sous la pluie et dans la boue. Mais cette fois il s’agit de la terre, celle des pauvres gens, des laboureurs si utiles et pourtant si méprisés. La réalité de cette terre, le symbole de sa saleté, contiennent une évidence et une puissance salvatrice. Elle permet de comprendre comment ceux qui y sont jetés, mais qui ont connu autre chose, comme ceux qui ne peuvent en sortir, sont dans la même impasse. En ce sens la modernité de la colère légitime des gens réduits à peu, prend un sens tout particulier. Le frère et la sœur sont comme deux orphelins. Ils ont perdu leur père, mort et leur mère qui ne les protège plus et déshonore leur nom.

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Ils nourrissent une rancœur et un désir de vengeance que rien ne pourra jamais calmer. Les costumes sont efficaces à caractériser les personnages et la beauté de celui de Clytemnestre/Hélène et des rois n’en est que plus outrancière.`Les lumières sont subtilement modulées. La boite noire au centre de la pièce est d’une intelligence proteiforme qui permet d’y voir tout, de la masure au palais. Le jeu des acteurs est extrêmement physique. Ils bougent sans relâche et leur voix en passent du murmure à la transe de pure violence. Les acteurs sont sonorisés autorisant voix détimbrées et murmurées d’un effet envoûtant. La partition musicale de Eric Sleichim avec essentiellement des percussions dont de superbes timbales et des instruments électroniques réalise un effet puissant. La beauté lumineuse des timbales semble éclairer ce cloaque. Et la chorégraphie de Wim Vandekeybus permet le ressenti de l’Ubris destructeur et furieux après le meurtre de la mère. Le jeu de Suliane Brahim en Electre est admirable de puissance et de fragilité alternées. Le corps frêle est capable d’une force herculéenne, ainsi sa danse après la mort de Clytemnestre donne presque la nausée tant elle fait comprendre l’extrémisme de l’au-delà de la violence. Christophe Montenez est l’Oreste qu’il lui faut, sorte de frère siamois. Le jeune homme a la violence adolescente, son audace et son jusqu‘au boutisme qui dans son cas sera le matricide.

Le crime salvateur est donc accompli au début d’Oreste, la deuxième tragédie. Nous y découvrons le jeune homme caché dans la terre, presque invisible.

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

La manière dont il se love dans la terre nourricière, cherche à y disparaître, épouvanté par son matricide, relève du désespoir du « desêtre » comme de la recherche d’une annulation de soi mélancolique. Quels rôles exigeants pour ces jeunes acteurs portés ici jusqu’à l’incandescence ! La folie amicale et amoureuse de Pylate (Loïc Corbery) est admirablement rendue par son jeu sensible, y compris dans les silences émus. Elsa Lepoivre est une Clytemnestre à qui l’on pourrait presque pardonner et une Hélène vaine et inconséquente. Quelle élégance et quelle beauté de port

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Denis Podalydes incarne un Mélénas pleutre et fade à souhait, très humain. Didier Sandre en Tyndare, père des deux soeurs funestes, garde une intransigeance sans faiblesse, une rigidité impitoyable digne du Commandeur. Sa présence donne tout son poids et son charisme à ce personnage pourtant odieux. Rôles plus courts mais oh combien humains : l’Hermione de Rebecca Marder est délicieuse d’innocence, Benjamin Lavernhe a une noblesse immense en laboureur, mari respectueux d’Electre, l’esclave phrygien d‘Eric Génovèse est toute veulerie humaine dehors ou sagesse suprême, il sait que rester en vie compte seul quoi qu’il arrive. Le Choryphée (Claude Mathieu) et le Chœur sont traités avec beaucoup de force et de présences individuelles par le metteur en scène. La beauté des gestes de soutien ou la fulgurance des danses sont des moments chargés en émotions inoubliables. En Deus-ex-machina, Apollon, est campé par Gaël Kamilindi qui promène une indolence divine charmante. Dans sa mise en scène Ivo van Hove lui apporte peu de crédits. Personne ne semble croire véritablement à ses promesses de bonheur et la dernière image sauvage dit même tout le contraire. C’est un des éléments de puissance et de modernité des tragédies d‘Euripide que cette manière d’oser juger les dieux.

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

Electre Oreste Photo Jan Verweyveld

En somme Electre et Oreste d’ Euripide font une entrée au répertoire qui marque notre époque par leur modernité digne de l’actualité. La question de la radicalisation de la haine est admirablement démontrée avec cette audace du matricide qui répond au sentiment de négation ressenti par les rejetés, les humiliés. L’admirable mise en scène d’Ivo van Hove, pétrie d’intelligence et d’humanité, va être l’aune auquel toute référence à l’antique fera date.
Il est possible de tenter d’avoir une place à La Comédie Française ou à Epidaure ( Grèce) cet été mais il est plus raisonnable de miser sur la diffusion au Cinéma Pathé Live partout en France et à l’étranger les 23 mai, 16, 17 et 18 Juin 2019 .

Hubert Stoecklin

Théâtre. Comédie Française, Salle Richelieu, le 30 avril 2019. EURIPIDE : Electre/Oreste. Traduction : Marie Delcourt-Curvers. Nouvelle production. Mise en scène : Ivo VAN HOVE. Version scénique : Bart Van den Eynde et Ivo van Hove. Scénographie et lumières : Jan Versweyveld. Costumes : An D’Huys. Musique originale et concept sonore : Eric Sleichim. Travail chorégraphique : Wim Vandekeybus. Dramaturgie : Bart Van den Eynde. Assistanat à la mise en scène : Laurent Delvert. Assistanat à la scénographie : Roel Van Berckelaer. Assistanat aux costumes : Sylvie Lombart. Assistanat aux lumières : François Thouret. Assistanat au son : Pierre Routin. Assistanat au travail chorégraphique : Laura Aris. Avec la troupe de la Comédie Française et les comédiens de l’académie de la Comédie Française. Trio Xenakis : Adélaïde Ferrière, Emmanuel Jacquet, Rodolphe Théry, Othman Louati, Romain Maisonnasse, Benoît Maurin
percussions (en alternance).