CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-aux-grains le 12 avril 2023. FRANCK : sonate violon ; BRAHMS : sonate violon ; SCHUMANN : Sonate violon. D Lozakovich, violon/A Kantorow, piano
La valeur n’attend pas le nombre des années.
Daniel Lozakovich (22 ans) au violon et Alexandre Kantorow (25 ans ) au piano sont deux jeunes musiciens hyperdoués qui en s’associant forment un duo de rêve. Il ne s’agit pas de l’association de deux virtuoses ou de deux amis. C’est bien davantage : une symbiose musicale, une mutualisation du génie. Les Grands Interprètes ont ainsi permis d’offrir aux toulousains la plus belle musique de chambre qui puisse exister. Leurs qualités de virtuoses sont comme mises en second par une intelligence musicale extraordinaire.
Le programme va nous permettre d’évoluer en ardeur et la virtuosité va culminer dans la Sonate de Schumann si difficile. J’ai beaucoup d’admiration pour les concerts si savamment construits qui proposent au public un voyage balisé. Trois sonates et trois pays que les deux artistes nous commentent pour un voyage quasi magique. La sonate de Franck débute tout en douceur et en délicatesse. La nuance piano du violon et celle du piano sont comme un murmure qui va évoluer vers plus de lyrisme, tout en gardant toujours une certaine maitrise. Cette sonate si belle est rattachée à l’école française avec un parti pris de retenue et d’élégance. La richesse des coloris et de nuances variées est l’occasion d’un dialogue d’une grande subtilité laissant imaginer une longue complicité entre les deux musiciens… Le final est abordé avec beaucoup de panache, il entraine le public à applaudir généreusement. L’entracte permet de se remémorer un si beau nuancier de couleurs et une incroyable palette de nuances, comme il est rare d’entendre et surtout cette entente si magnifique entre les deux jeunes musiciens.
Pour la deuxième partie du concert les deux artistes enchainent la sonate de Brahms et celle de Schumann. La deuxième sonate de Brahms a un côté impromptu comme une succession de ballades ou de lieder. Le public est complètement sous le charme de cette interprétation subtile et comme improvisée. Les couleurs se développent encore et les nuances s’enrichissent. Cette succession de tableaux si beaux et si variés aurait pu continuer sans fin. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’absence d’applaudissements après le troisième mouvement : un charme que personne n’a osé rompre. Avec la première sonate de Schumann le feu du jeu de Daniel Lozakovich fait décoller le piano généreux d’Alexandre Kantorow. La flamme passionnée s’élève et la virtuosité flamboyante illumine leur jeu. C’est grand, puissamment phrasé. Le piano devient orchestre, le violon âme qui chante. Et tout le programme prend son sens avec cette projection amenée vers cette passion romantique si extrême. Car cette sonate de Schumann est une œuvre tardive, le compositeur déjà malade ne cherche plus à maitriser son art, il laisse l’inspiration commander et les deux instruments sont poussés au-delà des limites du genre sonate. Chaque compositeur a fait évoluer le genre, Schumann le fait éclater. Les deux artistes galvanisés par leurs moyens techniques phénoménaux et leur entente subliminale se lâchent et trouvent un accord parfait avec cette incroyable sonate de Schumann. Le public exulte et fait une véritable triomphe aux deux musiciens radieux. Ils offrent deux bis le premier d’une infinie tendresse avec une pièce de Tchaïkovski et ensuite un diabolique scherzo de Brahms.
Les Grands Interprètes ont vraiment invité deux immenses musiciens qui forment un duo inoubliable. A quand des enregistrements pour offrir du bonheur à un public le plus vaste possible. Ces deux jeunes génies le méritent !
Hubert Stoecklin
Critique. Concert. Récital. Toulouse. Halle-aux-Grains, le 12 avril 2023. César Franck (1822-1890) : Sonate pour violon et piano en la majeur FWV 8 ; Johannes Brahms (1833-1897) : Sonate pour violon et piano n°2 en la majeur, Op 100 ; Robert Schumann (1810-1856) : Sonate pour violon et piano n°1 en la mineur, Op 105 ; Daniel Lozakovich, violon ; Alexandre Kantorow, piano.
CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 4 avril 2023. DOHNANYI : Symphonic minutes. BARTOK: Cto. Violon n°1. STRAUSS : 3 Poèmes symphoniques. R Capuçon. Budapest Festival Orchestra. I Fischer.
Au Top 10 mondial le Budapest festival orchestra
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Les Grands Interprètes invitent régulièrement le Budapest Festival Orchestra. Ces musiciens composent l’un des meilleurs orchestres du monde. Il est souvent primé dans le top 10 des orchestres. Ivan Fischer qui l’a créé en 1983 le dirige ce soir à Toulouse. Ce sont les trois poèmes symphoniques de Richard Strauss qui mettent le mieux en valeur les qualités de l’orchestre comme du chef. Don Juan débute avec une énergie sidérante. Le dynamisme de la direction d’Ivan Fischer est total et l’orchestre sonne comme en transe. C’est absolument grandiose. Puis le thème lyrique dans une atmosphère mystérieuse nous envoute. Ce son de violon plein et nuancé réjoui l’oreille. Guy Braunstein avec une générosité réconfortante va nous envouter tout le long du concert en tant que violon solo. Il y a également les cors qui avec une solidité et une fermeté admirable illustrent le désir toujours renaissant du héros. Quel choc de les entendre si puissants et lyriques dans la partie centrale ! Les violons si engagés semblent de vif argent. L’orchestration riche et subtile de cette partition met en valeur la quantité illimitée de couleurs et de nuances dont cet orchestre est capable. La direction d’Ivan Fischer est solide et élégante. Tout est lisible et mis en perspective. La fin pleine d’une dimension spirituelle voir mystique a un côté magique.
Ivan Fischer Sonja Werner
Puis les danses des sept voiles extraits de Salomé offrent une couleur plus orientale et une puissance rythmique tellurique. C’est très épicé et chaloupé. Le rubato est savamment utilisé par Ivan Fischer et l’orchestre semble en redemander ! La direction d’Ivan Fischer est toute de souplesse et donne une grande liberté dans les moments solistes. Le tempo endiablé donne une puissance érotique somptueuse à ces danses faites pour faire chavirer le beau-père de Salomé. Nous avons tous été embarqué dans ce voyage orientalisant ce soir. La dernière œuvre est le sensationnel et dramatique épisode qui raconte les tribulations et la mise à mort de Till Eulenspiegel. Dès le premier thème si déroutant Ivan Fischer installe un tempo rapide. Le ton général sera très humoristique même les moments dramatiques comme le roulement de tambour ont une distanciation pleine d’esprit. Toute une dramaturgie se déroule, les gags du héros sont illustrés par une orchestration pleine de surprises. Ce sont les bois qui ont les parties les plus originales et semblent ce soir particulièrement facétieux. Les solos de violons sont également très beaux et farceurs. Quelle élégance dans ces audaces ! L’orchestration sensationnelle de Richard Strauss semble insatiable. Comme si l’humour du sujet avait particulièrement inspiré le compositeur, puis les interprètes. En début de concert les minutes symphoniques d’Ernö Dohnanyi ont été comme un hors d’œuvre succulent. Œuvre rare est surprenante elle stimule l’écoute par des surprises dans une ambiance faussement facile. Il n’est guère que le premierconcerto de Bartók pour violon qui a paru terne et en retrait en milieu de concert. Probablement en raison de jeu générique et peu engagé de Renaud Capuçon. Heureusement il a été ranimé par le violon solo de l’orchestre dans deux bis. Car dans leurs duos de violon de Bartók Renaud Capuçon s’est un peu plus engagé. Il a un peu réveillé son violon Guarneri dont le son n’avait jusque-là rien à voir avec le son plein et vibrant qu’Isaac Stern obtenait de cet instrument historique.
La fin du concert a prouvé que les musiciens de cet orchestre particulièrement chaleureux aiment tant la musique sous toutes ses formes. Pour les deux bis, deux groupes de musiciens ont tour à tour, à quatre, puis trois joué des sortes d’improvisations de Jazz à la Grapelli. Des violons babillards et des instruments graves (contrebasses tout particulièrement) dans une complicité totale ont été absolument jouissifs. Même Ivan Fischer s’est assis l’air réjoui de voir et d’entendre ses musiciens si heureux de partager ainsi une musique si vivante avec un public conquis. Le charme dégagé par ces musiciens est irrésistible.
Les Grands Interprètes peuvent se féliciter d’apporter la joie de la musique au public dans une qualité superlative. Dans notre société si angoissée et triste c’est presque miraculeux.
Critique. Toulouse. Halle-aux-Grains, le 4 avril 2023. Ernö Dohnanyi (1877-1960) : Symphonic minutes, op.36 ; Béla Bartók (1891-1945) : Concerto pour violon et orchestre n°1, sz.36 ; Richard Strauss (1864-1949) : Don Juan, op 20 ; Danse des sept voiles ( Salomé) ; Till Eulenspiegel, op.28 ; Renaud Capuçon, violon. Budapest festival orchestra. Ivan Fischer, direction.
CRITIQUE, concert.TOULOUSE, le 28 mars 2023. SCARLATTI : œuvres sacrées. Le Caravansérail/ B Cuiller.
Stabat Mater magique et autres chefs d’œuvres sacrés
de Scarlatti le fils
Bertrand Cuiller et son Caravansérail ont enregistré il y un an une superbe version du Stabat Mater à dix voix de Scarlatti. Ce chef d’œuvre doloriste est entouré d’autres œuvres pour le concert de ce soir. A l’invitation des Arts Renaissants Bertrand Cuiller a concocté un programme original et séduisant. Le Caravansérail a une géométrie variable et s’adapte à chaque pièce. En petit effectif vocal le concert débute avec une messe à quatre voix, elle est dite de Madrid car c’est dans cette ville que le manuscrit a été retrouvé. Cette messe sobre et élégante ne contient rien d’audacieux ou même de nouveau. La fluidité des lignes, leur interpénétration est proche du style antique. Les voix choisies par Bertrand Cuiller sont superbes, les timbres se complètent et les harmoniques fusionnent. Le résultat permet de planer avec les voix et de rêver la paix, le calme et la détente comme si le bonheur était à notre portée. Puis la sonate pour clavier jouée à l’orgue a apporté une dimension pure et sereine. Jean-Luc Ho l’a jouée avec beaucoup de sensibilité.
Le Te Deum en double chœur a vu l’équipe de chanteurs s’étoffer. Le principe du double chœur apporte beaucoup de vie à la musique qui envahi complètement l’espace. Œuvre brillante et habilement rythmée ce Te Deum est pure joie. Les chanteurs expriment pleinement leurs qualités vocales de beauté de timbre et surtout de précision rythmique. Tout cela est particulièrement vivant. Pour finir le Stabat Mater à dix voixouvre un espace de spiritualité offert tant aux hommes qu’au ciel. Cette plainte doloriste, en ses lignes d’une subtile sinuosité galbée semble nous faire oublier toute la médiocrité du monde. Cet abandon total qui nous est proposé repose sur une musicalité raffinée et des voix moelleuses aux phrasés subtils.
Bertrand Cuiller dirige avec pudeur et propose de soutenir le phrasé et d’élargir les lignes plus qu’il n’impose quoi que ce soit. Les instrumentistes sont des partenaires de grand talent qui participent activement à cette fête de musicalité pleine de spiritualité paisible. Le texte du Stabat Mater est illustré par des phrasés variés mais tout reste dans une grande élégance et une maitrise stylistique pure. Rien de violents de provoque une crise, tout est doux et enveloppant. Même l’évocation de la peine et des larmes console plus qu’elle n’inquiète. Tant de beauté, de pureté et de consolation ne pouvait se terminer ainsi. Le public des Arts Renaissants a fait un grand succès aux interprètes qui devant les applaudissements nourris ont accepté de bisser le début magique du Stabat Mater. La beauté si particulière de cette œuvre subjugue. C’est bien cette œuvre qui reste dans la mémoire apportant tant de subtilité aux auditeurs et qui semble également nourrir les interprètes dont les visages heureux s’illuminent.
Les Arts Renaissants nous ont offerts un bien beau concert d’œuvres sacrées variées et de grande qualité par des interprètes de grand talent.
Hubert Stoecklin
Critique. Concert. Toulouse. Église Saint Jérôme, le 28 mars 2023. Domenico Scarlatti (1685-1757) : Messe de Madrid ; Sonate pour clavier K.30 ; Te Deum à double chœur ; Stabat Mater à 10 voix et basse continue. Le Caravansérail. Direction : Bertrand Cuiller.
CRITIQUE, concert. TOULOUSE, le 28 mars 2023. SCARLATTI : œuvres sacrées. Caravansérail. Cuiller.
Le grand retour de Tugan Sokhiev vers son public avec son ex-orchestre
Moins de 8 jours après le concert historique dans cette même salle avec les Wiener Philharmoniker Tugan Sokhiev récidive dans un nouveau programme entièrement dédié à la musique russe.
A n’en pas douté c’est un acte de foi qui l’anime. Tant blessé par cette guerre, l’ostracisme qui en a suivi vis-à-vis des artistes russes et la menace faite par certain à la culture russe il défend la musique de son pays avec énergie.
Le concert débute avec La Grande Pâques Russe de Rimski-Korsakov. Page colorée, variée et vivante, elle nous offre un voyage vers la Russie éternelle et dans les couleurs rutilantes de l’orchestre. Tugan Sokhiev confiant et heureux semble « revenir à la maison ». Coté salle également il y de la joie et de la nostalgie. Salle bondée comme au bon vieux temps lorsque le chef nous faisait découvrir sa riche programmation et entrainait l’orchestre sur des voies nouvelles. L’alchimie perdure, voici le deuxième des trois concerts de la saison que le chef accorde à l’Orchestre du Capitole. La deuxième œuvre est une création française d’une œuvre de 2022. Crée au Concertgebouw d’Amsterdam pour son hautboïste solo, Alexei Ogrintchouk. Le soliste créateur est là ce soir. L’œuvre est dédiée à la fuite du temps ; thème oh combien éternel… Ce concerto sonne élégant et clair, il n’y a là rien de révolutionnaire, ni rien de convenu non plus. Par moment il y a des passages très beaux et très lyriques. L’orchestre est composé avec soins en petit nombre mais savamment utilisé ; Les percussions sont subtiles, la harpe surprenante. Le temps passe, l’eau coule, le vent geins et le hautbois tour à tour joyeux ou plaintif montre toute sa palette expressive, cette partition est très variée. Le hautbois a une virtuosité constamment sollicitée mais sans ostentation. Bien évidemment chacun semble y trouver du plaisir, Tugan Sokhiev est très attentif, l’orchestre est très engagé et le soliste est très impliqué. Le public lui n’est pas conquis dans sa totalité. Les applaudissements fusent devant la performance, il n’y aura pourtant pas de bis du soliste.
La deuxième partie du programme nous permet de retrouver la neuvième symphonie de Chostakovitch. C’est une œuvre que Tugan Sokhiev et son orchestre ont déjà jouée en public. Il y a dans ce choix une véritable provocation tant cette partition garde une capacité d’irritation encore chez une partie du public. Alors que Staline et le monde attendait une œuvre grandiose avec chœur final à la manière d’un hommage à Beethoven, à la fin de la guerre et à la gloire du régime soviétique Chostakovitch offre une courte œuvre que lui-même qualifiant de cirque… Humour grinçant, jubilation féroce et pourtant gracieuse l’orchestre et le chef se lancent avec panache dans cette pocharde. Les musiciens brillent de mille éclats et Tugan Sokhiev se défoule et s’engage dans cette lutte contre tous les pouvoirs abusifs. C’est brillant, virtuose, douloureux dans le deuxième mouvement mais au final ce n’est pas vraiment heureux et même un peu frustrant. La dérision semble être l’arme la plus adaptée dans notre monde à la dérive.
Ce concert a scellé l’accord entre les musiciens de l’orchestre, Tugan Sokhiev et le public. Ce n’est pas rien cela. Souvenons-nous de la démission fracassante de Tugan Sokhiev il y a juste un an. L’émotion n’était pas feinte lorsque Tugan Sokhiev a remis le bouquet de fin de carrière à François Laurent la flûte solo de l’orchestre si aimée du public. Souriant en bord de scène le grand flûtiste n’avait pas joué ce soir, diminué par la maladie. Et quel subtil hommage du pupitre des flûtes avons-nous entendu ! Cette image en disait long sur le combat actuel sur la retraite, le prix de la vie, la puissance de l’amitié, l’appel à la paix et surtout le besoin de musique plus que jamais.
Critique. Concert. Halle-aux-Grains, le 23 mars 2023. Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) : La Grande Paques Russe op.36 ; Alexandre Raskatov (né en 1953) : Time’s River, concerto pour hautbois, création française ; Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie n°9 en mi bémol majeur op.70 ; Alexei Ogrintchouk, hautbois ; Orchestre National du Capitole ; Direction : Tugan Sokhiev.
Critique. Enregistrement. 2 CD WARNERCLASSICS. Giacomo PUCCINI (1858-1924) : TURANDOT. Orchestre et chœur de l’académie Sainte Cécile de Rome Direction : Antonio Pappano.
Pappano sort TURANDOT du brouillard, c’est éblouissant de modernité
Les enregistrements intégraux d’opéra sont devenus trop rares. Jonas Kaufmann et Antonio Pappano en ont réalisé la plus grande partie ces dernières années pensons à Butterfly (2009), Aida (2015) et Othello (2020).
Ouvrage qu’il n’avait jamais voulu diriger Turandot me semble bien être l’opéra qui va consacrer Antonio Pappano en chef majeur à l’unanimité. Le travail profond et sérieux qu’il a fait sur la partition l’a conduit à chercher la première version composée par Franco Alfano. On sait que Toscanini avait refusé cette version, en avait demandé une deuxième qu’il a ensuite amputée et avait posé sa baguette après la mort de Liu ne jouant rien du tout, encore traumatisé par la mort de Puccini. De cet ostracisme la « tradition » ne garde que la deuxième version tronquée. Pappano retourne à l’originale. Certes il n’y a pas le génie de Puccini, mais Alfano poursuit très honnêtement la direction très moderniste que Puccini avait tracée et que la mort l’a empêché de conclure. Nous rendrons donc les armes devant cette audace de Papanno. Il a compris toute cette modernité qui rattache Puccini à un Stravinski voire un Prokofiev. Les rythmes audacieux, les accords surprenants, les couleurs sauvages ou sensuelles tout ce kaléidoscope musicale est magnifiquement rendu. Il n’y a pas une version aussi magique. L’orchestre et les chœurs de L’Accademia Santa Cecilia di Roma sont absolument somptueux. La qualité de l’enregistrement est également unique. Tout est clair, chaque détail est merveilleusement limpide. La partition sort du brouillard et de la pacotille asiatique pour se révéler être de la musique du XX iéme siècle et la plus moderne qui soit. Déjà cela aurait mérité tous les éloges. En plus de cela la lecture de Pappano est dramatiquement très forte. Le climax s’installe, la psychologie des personnages se déploie et le dénouement prend une véritable dimension psychanalytique.
Turandot demande des chanteurs hors normes et là aussi nous sommes aux anges. La Turandot de Sondra Radvanosky est somptueuse, voix immense à la projection glorieuse elle sait la diriger sur des messa di vocce belcantistes inouïs. La voix est très belle et musicale, la cantatrice est capable de suggérer dans le long duo final tout le combat interne qui agite et broie l’héroïne. La Liu d’Ermonela Jaho est idéale de beauté, de bonté et de pudeur. Ce personnage sacrificiel et initiatique devient si attachant dans la voix d ‘Ermonella Jaho. Elle a une science des sons filés et des piani aériens qui semble surnaturelle. Ses qualité belcantistes et émotionnelles que nous avions tant appréciées dans Traviata à Orange sont magnifiquement mises au service de ce personnage si émouvant. Jonas Kaufmann n’a jamais chanté Calaf sur scène. Avec son intelligence et sa musicalité il s’empare du personnage et sait en révéler la tendresse et la détermination. L’héroïsme vocal n’est plus à sa portée. La voix sonne engorgée et n’a pas l’éclat métallique ou animal des Calaf historiques. par contre sait comme personne être tendre avec Liu et également avec Turandot. C’est de ce fait le Calaf le plus intéressant et le plus intelligent.
Tous les autres rôles sont distribués avec soin, tous ont belles voix. Michel Pertusi est un Timur magnifiquement sensible à la mort de Liu. Michael Spyres en Altoum même grimé est presque surdimensionné. Ping, Pang, Poum forment un trio assorti et bien chantant. La beauté des voix est confondante à chaque instant. Dans leur trio de l’acte deux ils bénéficient également de quelques parties restaurées .
Parlons à présent de ce duo final qui donne le temps à Turandot d’exprimer son terrible combat intérieur et au baiser de Calaf de faire tout son effet, le choeurs également gagne de beaux moments. C’est moins italien et plus germanique et donc totalement fascinant. Vocalement les aigus claironnent et les deux chanteurs sont épatants.
Voici donc LA VERSION de Turandot. Un brouillard a été levé par Antonio Pappano.
Sans parler de version définitive disons qu’à coté de celles de Nilsson et Corelli elle ne pali pas vocalement et s’impose par l’orchestre et les chœurs et surtout la direction absolument fascinante d’Antonio Pappano.
La prise de son n’a pas d’équivalant en termes de clarté et de précision.
Il ne faut pas se retenir de courir vers cette magnifique découverte.
Critique. Enregistrement. 2 CD WARNERCLASSICS. Turandot : Sandro Radvanovski ; Calaf : Jonas Kaufmann ; Liu : Ermonela Jaho ; Timur : Michele Pertusi ; Altoum : Michael Spyres ; Ping : Mattia Oliveri ; Pang : Gregory Bonfatti ; Pong : Slyabonga Maquingo ; Orchestra et Coro dell’ Accademia Nazionale di Santa Cecilia di Roma. Direction : Antonio Pappano.
Enregistrement du 28 II au 8 III 2022 à Rome. Durées : 80.07 et 44.56. Code : 5 054 197 406591.
CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 18 mars 2023. RIMSKI-KORSAKOV : Shéhérazade. TCHAIKOVSKI : Symph 4. Wiener Phil. Sokhiev.
Un concert en tout point exceptionnel et renversant !
On l’attendait ce retour de Tugan Sokhiev ! La Halle-aux-Grains était pleine à craquer ! Double joie pour un public galvanisé, entendre l’orchestre le plus aimé au monde, le Wiener Philharmoniker qui réjouit le monde musical par son excellence tant au disque (combien d’enregistrements de références ?) qu’à la fosse de l’Opéra de Vienne, qu’en vidéo le premier de l’an pour un concert de diffusion planétaire. Soient loués Les Grands Interprètes qui sont arrivés à les faire s’arrêter à Toulouse pour ce concert dans leur tournée, tout juste avant un concert à Lisbonne.
Cet évènement aurait suffi à remplir la Halle-aux-Grains mais il y avait autre chose de très spécial.
Tugan Sokhiev a laissé tant de bons souvenirs à Toulouse en 14 ans auprès de l’Orchestre du Capitole et de son cher public. Son départ si brutal, provoqué par une « maladresse » politique ne cesse de nous peiner. C’est comme une revanche de le voir diriger dans cette même salle en toute simplicité l’orchestre le plus prestigieux du monde : mes aïeux quel concert ce soir-là !
Dans une ambiance survoltée des grands soirs, alors que les queues pour rentrer dans la salle étaient tout juste finies, chacun trouvait sa place fébrilement. Et de découvrir qu’il n’y avait aucun musicien sur scène…. Pas une note répétée par un violon, un hautbois, une trompette ? Étaient-ils seulement là ? Et c’est ainsi que nous avons eu le premier choc. En une rapidité d’éclair les musiciens entrent sous les applaudissements constants du public, prennent leur place et restent debout, ne s’asseyant que tous présents et parfaitement immobiles… jamais je n’avais vu cela ! Première ovation du public subjugué après un LA trouvé le temps d’un soupir tous ensemble ! C’est stupéfiant, cette solidité, cette élégance, ce calme souverain. Puis tout est allé très vite Tugan Sokhiev est rentré ovationné par son public, un regard circulaire du chef et nous partons avec Shéhérazade de Rimski-Korsakovpour le plus beau voyage musical qui se puisse imaginer. Un véritable conte de fées. Le son des Wiener Philharmoniker ne peut pas être décrit avec tout ce qu’il contient. Il y a d’abord la profondeur du son des cuivres. Dans le thème du Sultan qui ouvre le voyage c’est une véritable angoisse qui nous saisit alimentée par les fréquences qui traversent le corps et pas seulement les oreilles. Les vents diaphanes et délicats suivent puis le violon solo prend la parole de Shéhérazade et le chant d’Albena Danailova va nous envoûter avec une séduction irrésistible qui heureusement se renouvèlera tout le long du poème symphonique. Le pupitre des violons est aussi source de délices inénarrables. Comment une telle présence douce et puissante à la fois est-elle possible ? Comment cette transparence et cette profondeur peuvent-elles coexister ? Le hautbois sait être d’une troublante beauté dans des rythmes chaloupés à se damner. Les trompettes sont claires et victorieuses sans avoir recours à la moindre brutalité. Le basson solo a un humour sidérant avec une sonorité ronde enveloppant tout le corps. Et je n’oublie pas la caisse claire et les timbales, les percussions aussi sont extraordinaires. Il y a un véritable effet « physique » de cet orchestre qui vous subjugue par sa force et sa délicatesse. A l’écoute des enregistrements bien des qualités de cet orchestre sont évidentes mais au concert les voir et les ressentir fait vivre un moment qui a quelque chose d’unique.
La direction de Tugan Sokhiev est chorégraphique et absolument charmante. Tout est mis en valeur avec évidence, les nuances profondément creusées, les phrasés alanguis ou resserrés accompagnent l’évocation du plus beau conte oriental. Nous connaissons son interprétation de cette si belle musique, nous devinons ce soir qu’il est lui-même sur un petit nuage obtenant tant de splendeur avec de tels musiciens.
A l’entracte il semble important au public de partager ce bonheur si intensément vécu dans des papotages incessants.
La deuxième œuvre au programme va aller plus loin, beaucoup plus loin encore dans le drame cette fois-ci. La quatrième symphonie de Tchaïkovski,toute emplie du poids du fatum, semble être une œuvre particulièrement proche à Tugan Sokhiev. Dès la fanfare d‘ouverture les Wiener Philharmoniker vont lui offrir un son d’une profondeur abyssale, effrayant et terriblement beau. Avec des cordes porteuses d’une douleur insondable, des clarinettes en confidences intimes et des violoncelles si chantants, Tugan Sokhiev, comme en transe, obtient la version la plus dramatique que je lui connaisse. Il y va probablement de la vie du chef de défendre ainsi la musique de son compositeur préféré. Dans son bouleversant communiqué où il renonçait à diriger et l’Orchestre du Capitole et le Bolchoï, il avait dit combien de ne plus jouer de musique russe lui était impossible. Il le prouve ce soir de manière éclatante, avec un orchestre merveilleux et dans la ville même à l’origine de l’injonction, cause du départ fatal. Aujourd’hui Tugan Sokhiev est un artiste intègre et de plus en plus engagé dans son crédo : la musique transcende tout et rassemble avant tout dans la paix. Mûri, moins hyper contrôlé, il ose ce soir une interprétation particulièrement puissante. Peut-être est-ce de savoir qu’il compte sur un orchestre particulier qui même dans la violence ou la douleur garde une élégance suprême. C’est en tout ce paradoxe qu’incarnent les Wiener Philharmoniker, puissance et grâce enchâssées. Voir la chorégraphie de Tugan Sokhiev dirigeant si intensément, le voir s’y épuiser et obtenir tant de cet orchestre est très émouvant. Cet orchestre séculaire qui à force d’excellence a été dirigé par ce que le monde connaît de plus belles baguettes, se laisse emporter par un chef russe dans sa patrie martyrisée et avec lui défend une somptueuse musique que rien ne doit faire taire. Ce soir Tugan Sokhiev qui termine le concert en nage aura joué sa vie d’artiste sous nos yeux. Quelles émotions !
Un concert absolument inoubliable pour toutes ces raisons et d’autres encore.
Un petit bis probablement choisi par l’orchestre la polka Unter Donner und Blitz de Johann Strauss, avec un humour ravageur va achever la réconciliation. Tugan Sokhiev comme un enfant aux anges ne fera que commenter de gestes touchants ce que les musiciens lui offrent, il ne dirige plus il exulte. Et nous tous aussi.
Les inoubliables Wiener Philharmoniker resteront dans nos cœurs comme messagers de beauté, de paix et de bonheur parfait. Un immense merci aux Grands Interprètes de les avoir invités !
Critique. Concert. Toulouse. Halle-aux-Grains le 18 mars 2023. Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) : Schéhérarazade, suite symphonique op.35 ; Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) : Symphonie n°4 en fa mineur, Op.36 ; Wiener Philharmoniker. Tugan Sokhiev, direction.
CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-Grains, le 17 mars 2023. FRANCK. ATTAHIR. T. Garcia. P. Bleuse. Orch Nat Cap
Toulouse ville de musique et de musiciens : un Trio de toulousains au sommet
Il n’est pas interdit de faire cocorico ce soir tant la ville rose peut s’enorgueillir de la place accordée à la musique. L’Orchestre National du Capitole rayonne mondialement et récemment encore sa magnificence dans le Tristan et Isolde de Wagner en a ébloui plus d’un. Les solistes internationaux nés à Toulouse sont nombreux. Ce soir Thibaut Garcia l’un des guitaristes les plus doués du moment revient en terre conquise avec la création d’un concerto en première mondiale. Le compositeur Benjamin Attahir qui en eu la commande est également un Toulousain. Cette œuvre d’un seul tenant est complexe et pourtant facile d’écoute car une grande clarté permet dans l’alternance et le dialogue de l’orchestre et de la guitare de toujours suivre ce qui se passe. Chaque instrument de l’orchestre aura la parole, avec une utilisation de nombreuses percussions. La guitare joue presque tout le temps. Cette partition exigeante est soigneusement dirigée par Pierre Bleuse. Le musicien, est toulousain lui aussi ! Il fait depuis qu’il a laissé le violon une riche carrière internationale en tant que chef d’orchestre. Son intense activité internationale lui laisse encore le temps de rentrer au pays et c’est tant mieux. C’est avec grand plaisir que le public le retrouve à la tête de l’orchestre du Capitole qu’il connaît bien. Il y a peu, le 23 février dernier, il avait dirigé l’Orchestre National de France. Son engagement est total et il est assez fascinant de voir combien il met de plaisir autant que d’énergie à diriger cette partition toute nouvelle. Tout est limpide sous sa direction précise. Le soliste est très soutenu et l’équilibre est savamment construit avec l’orchestre qui s’il est souvent en échanges chambristes variés avec la guitare peut dans des tutti complexes menacer de l’engloutir. La sonorisation du fragile instrument à cordes pincées est en fait très aventageuse, presque trop dans les moments chambristes. Elle trouve toute sa nécessité dans ces tutti tonitruants. Le final avec une certaine urgence assez dramatique donne beaucoup de brillant. Cette belle partition vient enrichir un catalogue bien peu fourni réunissant un orchestre symphonique et la guitare. Le public semble avoir apprécié cette création et a applaudit vivement les artistes ainsi que le compositeur venu saluer sur scène et féliciter les musiciens. Thibaut Garcia joue en bis une très musicale adaptation des Voix humaines de Marin Marais. Le reste du programme, entourant la création, est consacré à César Franck. D’abord avec une ouverture spectaculaire : le Chasseur maudit. Pierre Bleuse lui donne toute la dramaturgie attendue. Les couleurs de l’orchestre irradient, les rythmes sont implacables, le drame avance et le final est enthousiasmant. En deuxième partie de programme nous retrouvons la trop rare symphonie en ré mineur de César Franck. Dès les premières mesures nous sommes pris par l’ampleur des sonorités de l’orchestre. La direction charpentée et énergique du Pierre Bleuse ne nous lâchera pas. La partition déploie ses sortilèges quasi-wagnériens et toute sa flamboyance avec de tels interprètes. L’orchestre est superbe de couleurs et de timbres. Les musiciens semblent tout à leur aise dans cette œuvre extravertie et de haute tenue. Tugan Sokhiev en 2009 nous avait offert une version plus souple et joyeuse. Ce soir c’est la flamboyance et la grandeur qui sont mises en valeur. C’est splendide !
Le public fait un triomphe à l’orchestre et particulièrement à Pierre Bleuse, l’enfant prodige de retour au pays.
Durant la répétition la veille. P Bleuse face à l’orchestre, B Attahir et T Garcia au premier rang regardant la partition
Hubert Stoecklin
Critique. Concert. Toulouse. Halle-aux-Grains, le 17 mars 2023. César Franck (1822-1890) : Le chasseur maudit M 44. Poème symphonique : 1. Le Paysage paisible du dimanche ; 2. La Chasse ; 3. La Malédiction ; 4. La Poursuite des démons ; Symphonie en ré mineur FWV 48 ; Benjamin Attahir (né en 1989) : El Biir, Concerto pour guitare (2022), Création mondiale. Thibault Garcia, guitare ; Orchestre National du Capitole ; Pierre Bleuse, direction.
CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-Grains, le 17 mars 2023. FRANCK. ATTAHIR. T. Garcia. P. Bleuse. Orch Nat Cap
Cet article écrit pour Classiquenews devait être complété par l’ajout de la description de la quatrième représentation de Tristan le 7 mars 2023. En effet les artistes de cette production faisaient pour les principaux des prise de rôle attendues par toute la planète lyrique. Et dans des prise de rôle de cette ampleur il est fascinant de suivre l’évolution en 10 jours et quatre levés de rideaux. L’assurance prise par le Tristan de Nicolai Schukoff a été constante avec une forme vocale inaltérable et de plus en plus spectaculaire. Sophie Koch en Isolde se révélant d’une fascinante sensibilité variant chaque soir les subtilités d’un personnage compris avec une grande profondeur. Un soir plus sensuelle dans l’acte deux, l’autre soir plus vipérine dans la colère du premier acte , mais toujours extrêmement émue et émouvante dans le Liebestod final et les répliques le précédent. La matinée du dimanche quatre mars se révélant la plus aboutie et la plus passionnelle à l’acte deux. Nous attendions donc une montée en beauté pour la quatrième le mardi 7 mars. S’était sans compter les effets dévastateurs de la colère sociale. La grève décidée par l’orchestre à quelques minutes du lever de rideaux a été vécue comme un attentat au subtil travail collectif qu’a été cette aventure colossale. Avce le départ de la fosse des musiciens entrain de s’échauffer.
En effet « monter » Tristan pour un Théâtre de province, même si il est National, est un engagement presque déraisonnable en terme de couts et cette production avec un plateau monumental mobilise des moyens techniques complexes et pour toute l’équipe de longs jours de répétition. Quatre représentations c’est peu, alors une de gâchée sur quatre c’est beaucoup. Mais à chaque malheur une forme de résilience est possible. Ainsi des très larges extraits ont été donnés avec un piano droit dans la fosse sans éclairages et sans mouvements de plateau. Autant dire que Tristan et Isolde sans orchestre ni scène mobile ne rendait pas justice à Wagner ni au travail d’équipe absolument sensationnel réalisé jusque là. Il a toutefois été possible d’éouter plus attentivement les voix. Ainsi la subtilité du chant ciselé de Sophie Koch confirme bien une Isolde considérable et très originale s’appuyant ainsi sur un texte limpide avec une voix homogène et sombre donnant au personnage une dimension tragique et sensuelle rarement associées à ce point. Le Tristan de Nicolai Shukoff est sidérant de puissance émotionnelle héroïque. Lui aussi s’appuyant avec limpidité sur le très beau texte de Wagner.
Mais la tristesse de cette version de poche amputée d’un orchestre consubstantiel au drame restera un souvenir amer surtout pour les spectateurs venus de l’étranger pour ces prises de rôle historiques.
Le conflit cornélien social actuel, aux enjeux sociétaux majeurs, restera aussi et bien d’avantage dans la mémoire collective. La bulle opératique n’aura pas été épargnée à Toulouse ce soir là.
CRITIQUE, Opéra.TOULOUSE, Capitole, les 26 fev. 1 et 4 mars 2023. R WAGNER : Tristan et Isolde. N Joel / F Beermann. S Koch. N Schukoff. Orch nat Cap.
Pour quatre représentations les sortilèges de la vaste partition de Wagner ont animé (et comment !), le Capitole toulousain. C’est un évènement tout à fait remarquable et le public l’a compris qui a fait salle comble à chaque fois. Dès avant le lever du premier rideau il était bien difficile de trouver encore un billet bien placé. On a frôlé le « à guichet fermé ». Pour La Bohème et Les Noces de Figaro ce n’était pas surprenant, pour un ouvrage long et difficile comme Tristan et Isolde c’est très réconfortant. Ce n’est pas la mise en scène déjà ancienne de Nicolas Joël, datant de 2007 et revue avec plaisir en 2015, cette fois ranimée par Emilie Delbée, qui nous motivera en premier. Elle a comme mérite d’être extrêmement dépouillée, de ne pas distraire l’oreille des splendeurs vocales et orchestrales, de proposer un symbolisme discret, des images fort belles et surtout de mettre en valeur la musique. Ce qui dans le contexte actuel est une sacrée chance pour le public car tant d’horreurs ont cours sur les scènes lyriques (dont la production aixoise donnée au Luxembourg actuellement). Pour la mise en scène de Nicolas Joël je propose de Relire mon analyse de 2015.
Nous concentrerons notre critique sur l’extraordinaire réussite musicale et vocale qui a coupé le souffle à plus d’un.
L’Orchestre du Capitole d’abord car sa magnificence est un sacré atout. Les sonorités subtiles ou rutilantes de cet orchestre symphonique superlatif font merveille dans la fosse du Capitole. Les solos sont d’une beauté et d’une émotion à faire pleurer de bonheur. Gabrielle Zaneboni au cor anglais fait des merveilles à l’acte trois. Cette mélancolie indicible est fulgurante. Mais il serait injuste de ne pas signaler les moments clefs de l’alto solo, du violon solo et du violoncelle solo. Porteurs chacun de la plus juste émotion dans une beauté de son supérieure. Les bois et les cuivres sont à la fête et les contrebasses si intenses également. Cet orchestre porte tout le drame à un niveau d’incandescence rarement atteint. Il faut dire que l’osmose avec la direction superbe de Franck Beermann, attendue après tant de réussites in loco (souvenons-nous de son Parsifal ), aura tout dépassé. Les sourires qui diffusent entre le chef et les instrumentistes révèlent une confiance mutuelle au sommet. Dans des tempi plutôt rapides Beermann dès le prélude sait donner aux silences un poids dramatique sidérant. Les nuances subtilement dosées sont saisissantes. La mort des longues phrases des violons est d’une émotion à peine soutenable. Dès la fin de prélude chacun sait qu’il va vivre un moment rare. Tout le drame est annoncé, toute la douleur jubilatoire de la partition du sorcier Wagner est là. Le délicieux poison du désir de fusion amoureuse qui va vers la mort dans une dimension métaphysique est superbement présenté. En fait la direction de Franck Beermann est si sûre que le drame va se construire de manière inexorable et jamais ne nous lâchera. Les quatre heures de musique vont passer comme par magie. Jamais le moindre relâchement, le moindre zest d’ennui n’apparaît. Et c’est là qu’il faut souligner le génie de Christophe Ghristi qui a su construire ce Cast idéal avec sa seule intuition. Qui d’autre avec un tel succès peut proposer cinq prises de rôle dans Tristan, qui est peut-être l’opéra le plus complexe à distribuer ? Ce qui va se passer ensuite demande une analyse fouillée. Par ordre d’entrée en scène le premier chant du Jeune Matelot est intense et beau. Valentin Thill reviendra en Berger à l’acte III avec un jeu sobre et une émotion vraie et bouleversante. Pour l’heure il ouvre la voie et arrive à mettre dans son chant tout le second degré demandé.
L’Isolde de Sophie Koch rentre dans la liste des immenses Isolde mezzo-soprano comme Astrid Varnay ou Waltraud Meyer. Elle s’installe d’emblée sur un sommet. Le personnage d’Isolde qu’elle incarne trouve une complexité rarement atteinte. Au premier acte la colère aristocratique de la princesse fait froid dans le dos, sa violence relativement maîtrisée rend perceptible une douleur profonde, une jalousie destructrice, comme la face inversée de son amour pour Tristan que le filtre ne fera que révéler. Sagace, hautaine, à la limite de la perfidie, la manière dont elle distille le texte du premier acte est vipérine. A l’acte II la femme amoureuse est impérieuse en exprimant à sa suivante un désir irrépressible presque violent. Elle reste princesse et devient femme amoureuse à l’arrivée de son amant. Quel beau couple ils forment ! L’explosion des retrouvailles est jubilation pure. Tout le jeu dans le long duo est ensuite une construction très aboutie avec son partenaire. Les regards, les sourires, les tendresses, les caresses tout suggère les montées du désir de cet amour fusionnel.
On savait depuis Parsifal en 2020 la sensualité troublante qui peut émaner du jeu de ces deux artistes, elle va beaucoup plus loin dans ce deuxième acte avec une dimension érotique poétique. Avoir deux chanteur-acteurs aussi crédibles scéniquement dans ces rôles d’amants superbes et éternels n’est pas si fréquent ! Au troisième acte en robe rouge somptueuse Isolde-Sophie n’est qu’amour et embrasse la mort, souriante afin d’atteindre une forme de plénitude éternelle. Son Liebestod est fébrile et porté par une fragilité humaine désarmante. La voix surfe avec puissance sur les vagues orchestrales sublimes. Vocalement Sophie Koch couvre toute la vaste tessiture, sa voix d’airain passe l’orchestre sans soucis. A mon sens c’est sa diction, sa manière de ciseler le texte si beau qui fait le plus grand prix de son interprétation. Vocalement elle est à l’aise sans soucis pour les contre-ut. En approfondissant le rôle et en se l’appropriant, sa voix va s’assouplir et se déployer. La performance est déjà tout à fait remarquable et le public reconnaissant est enthousiaste aux saluts. Isolde est bien une prise de rôle qui correspond aux moyens actuels de Sophie Koch et à sa belle maturité. Toulouse a beaucoup de chance !
La Brangäne d’Anaïk Morel est également une prise de rôle. La voix est somptueuse, le legato à l’acte II est souverain. Le jeu est convainquant et le personnage est cohérant. Voilà un rôle en or pour la jeune Anaïk Morel. En Kurwenal, Pierre -Yves Pruvost fait également une prise de rôle remarquable.
Personnage tout entier et peu nuancé c’est le portrait de la fidélité absolue. La voix sonore et l’émission droite conviennent bien à cette conception du personnage. Il n’est pas de Tristan qui vaille sans un héros charismatique. Comment décrire le Tristan de Nicolai Schukoff ? Il EST Tristan à ce stade de sa carrière. C’est le bon moment.
Son physique est rare pour un ténor, proche de la perfection. Grand et élancé il incarne une forme d’héroïsme charismatique rien que par sa seule présence. Le jeu altier au début de l’acte I s’évanouit avec l’effet du philtre et il n’est plus que ravissement à l’amour. Le jeu à l’acte II nous l’avons dit, est avec sa partenaire d’une grande sensualité. Face au Roi Marke ses accents sont d’une douleur désenchantée. Il retrouve un instant sa noblesse posturale face à Melot à la fin de l’acte II. Puis il ne sera plus que douleurs. Le jeu et le chant du terrible acte III sont ceux d’un Grand Tristan. La voix reste souveraine tout du long, ce beau métal noble, cette émission droite et franche sont de l’étoffe des héros. Nicolai Schukoff a également l’endurance du rôle. Ce n’est pas un Tristan malade cherchant des couleurs et des nuances extrêmes comme certains. Il meurt d’autre chose non de sa blessure physique avce une voix pleine et forte. Toulouse a vu la naissance d’un Vrai Tristan ! Il nous reste à évoquer le Roi Marke somptueux de Matthias Goerne : il signe une prise de rôle majestueuse avec une voix souple, sonore et conduite avec art. Le texte est ciselé et le personnage a une bonté absolue.
Marke est un monarque aimant ne revendiquant que d’être aimé et anéanti par les abandons en cascades et les morts qu’il ne peut éviter. Matthias Goerne y met tout son art du lied, colorant chaque mot. Damien Gastl en Melot campe un personnage parfaitement détestable et Matthieu Toulouse rajoute au drame avec sa très courte intervention. La puissance des chœurs d’hommes est appréciable. La cohérence de ce spectacle est digne de la recherche wagnérienne de l’œuvre d’art total et du monument inouï qu’il a érigé à l’amour idéalisé. Voici un spectacle inoubliable pour le public nombreux qui a fait chaque fois un véritable triomphe à tous les artistes, l’orchestre venant également saluer sur scène ! Quel merveilleux travail d’équipe ! Toulouse devient une capitale wagnérienne incontournable.
Hubert Stoecklin
Critique. Opéra. Toulouse. Théâtre du Capitole, le 26 février 2023. Richard Wagner (1813-1883) : Tristan und Isolde. Mise en scène, Nicolas Joël/ Emilie Delbée ; Décors et costumes, Andrea Reinhardt ; Lumières, Vinicio Cheli ; Avec : Sophie Koch, Isolde ; Nicolai Schukoff, Tristan ; Matthias Goerne, Le Roi Marke ; Anaik Morel, Brangäne ; Pierre-Yves Pruvost, Kurwenal ; Damien Gastl, Melot ; Valentin Thill, un jeune marin/un berger ; Matthieu Toulouse, un pilote. Chœur du Capitole, chef de chœur Gabriel Bourgoin ; Orchestre National du Capitole, Gabrielle Zaneboni, cor anglais ; Direction, Franck Beermann.
Artiste autant connu en récital qu’en interprétant de grands rôles à l’opéra, Matthias Goerne parcourt le monde avec grand succès. Nous avons la chance à Toulouse de pouvoir compter régulièrement sur sa présence musicale si passionnante. Ainsi son récital de lieder consacré à un monument exigeant : le somptueux voyage d’hiver de Schubert, a-t-il fait une belle audience. Le public toulousain semble prendre gout à ses soirées de lieder et la salle du Capitole était bien pleine ce soir. Le baryton-basse a livré une interprétation d’anthologie. Un sens aigu du texte, un chant légato en volutes subtiles, des nuances puissamment creusées et surtout des couleurs très variées avec un timbre abyssal et une capacité à l’alléger très dramatique construisent une interprétation émouvante.
Le public a su attendre la fin du cycle pour faire un triomphe au grand chanteur. Ce qu’il est nécessaire de souligner c’est la confiance faite par Matthias Goerne au très jeune pianiste (22 ans ! ) Anton Mejias. Le jeu du pianiste est absolument sidérant de présence et on devine une vraie admiration réciproque. Capable de nuances extraordinaires, ce jeune artiste sans jamais se mettre en avant arbitrairement sait prendre toute la place donnée par le piano de Schubert. Ainsi les deux vraies personnalités artistiques dialoguent pour une interprétation inoubliable de ce cycle.
Anton Mejias.
Le Capitole nous a offert une grande soirée de lieder par des interprètes absolument engagés. Nous attendons à présent la prise de rôle en Roi Mark dans Tristan au Capitole pour Matthias Goerne. Nul doute que cet art du lied fera merveille dans le long monologue du roi trahi à l’acte deux. Comme son Amfortas dans Parsifal en février 2020 qui nous avait émus.
CRITIQUE, opéra. TOULOUSE, Théâtre Garonne, le 15 Fev 2023. MITTERER : Dafne. Les Cris de Paris G Jourdain / A Bory.
Dafne en Opéra-Madrigal : Contrafactum sublime
d’après Opitz et Schütz
Dafné, Madrigal Opéra d’après Heinrich Schütz, Théâtre de l’Athénée, Paris, septembre 2022 conception: Aurélien Bory, Geoffroy Jourdain, Wolfgang Mitterer
La beauté de ce spectacle d’une rare intelligence n’est pas facile à décrire. Le projet a été fait à trois. Geoffroy Jourdain directeur artistique des Cris de Paris en a d’abord rêvé. De l’opéra de Schutz sur le livret d’Opitz il ne reste plus la musique mais uniquement le poème. Jourdain a demandé à Wolfgang Mitterer de réécrire une partition sur ce livret en fournissant de la musique de Schutz qui lui semblait utile pour le projet. Aurélien Bory a également participé au projet dès le début, séduit par le projet. Il s’agit d’un vrai travail de co-construction. En fusionnant la musique de Schutz (des madrigaux italiens et de la musique religieuse) avec une bande magnétique Wolfgang Mitterer crée quelque chose d’étrange, de dérangeant qui tourne sur lui-même en des volutes complexes. Les bruits de la bande magnétique ne sont pas tous musicaux, et de loin, mais ils sont toujours très intrigants et deviennent obsessionnels à la manière d’une basse continue. Les douze chanteurs des Cris de Paris sont à la fois les interprètes, les commentateurs, les acteurs et les machinistes de la pièce. Le texte en allemand se déploie en madrigal polyphonique, la diction des chanteurs est limpide. Leurs voix sont celles de solistes, belles et sonores. Étant au premier rang mon écoute m’a permis d‘entendre précisément chaque chanteur, plus loin les micros et la diffusion dans les haut-parleurs ont dû d’avantage mêler les voix à l’électronique. L’histoire de Dafne et d’Apollon dans cet Opéra-madrigal d’après Ovide est simple et bien connue, toutefois ce soir le résultat est plus complexe car aucun chanteur n’incarne clairement un personnage. Plusieurs peuvent être Apollon ou Dafne.
Dafné, Madrigal Opéra d’après Heinrich Schütz, Théâtre de l’Athénée, Paris, septembre 2022 conception: Aurélien Bory, Geoffroy Jourdain, Wolfgang Mitterer
Seul l’Amour par sa taille d’enfant est repérable. Le vertige est assez pernicieux entre l’individu et le groupe, Schütz et Mitterer. L’oreille en devient comme ivre. Schutz est là puis disparaît, tout se transforme en permanence, les solistes font groupe, puis s’isolent. La métamorphose est musicalement permanente. Pourtant ce travail de création se fait à trois avec l’espace travaillé par Aurélien Bory. Son dispositif est simple. Il utilise la scène tournante un dispositif classique inventé en 1617 (date proche de la Dafne de Schütz 1627). Il crée cinq cercles concentriques. La virtuosité dont Aurélien Bory est capable avec les machines de théâtre est bien connue. Il réalise une scénographie subtile et une forme de mouvements vertigineux. Ainsi avec cinq cercles et le centre, les douze chanteurs peuvent être faces au public puis avec la mise en mouvement des cercles indépendants ils se séparent, se croisent, se retrouvent. L’écoute des voix est ainsi plus facile lorsque durant le chant il y a déplacement.
Dafné, Madrigal Opéra d’après Heinrich Schütz, Théâtre de l’Athénée, Paris, septembre 2022 conception: Aurélien Bory, Geoffroy Jourdain, Wolfgang Mitterer
Ce mouvement permanent crée une sorte d’ivresse J’y voit un hommage aux Derviches Tourneurs de Turquie. La lumière permet de sculpter l’espace et de créer des œuvres en volumes (non de simples tableaux) de toute beauté. Un moment clef est représenté par la course-poursuite de Dafne par Apollon. La musique s’accélère, les respirations halètent les spots lumineux sur un à cinq Apollon au Dafne sont de toute beauté. Il y a vraiment une création à trois dans un espace complet : sonore, visuel et cénesthésique en raison de la profondeur du vertige qui nous prend. Une sorte de confusion sur les objets repérants vient de ce que les trois personnages principaux sont munis d’arcs, de flèches et de carquois.
Ce spectacle de grande virtuosité est assez inouï. La beauté nous y submerge souvent. Le voyage est dans le temps comme dans l’espace. Tout est calé au millimètre tout en laissant une part de mystère. Les chanteurs acteurs sont magnifiques, la direction de Geoffrey Jourdain est superbe, le dispositif scénique d’Aurélien Bory est inoubliable, la musique de Mitterer et celle de Schütz s’épousent ou s’opposent. La notion d’Opéra au sens d’un spectacle total n’a jamais été aussi proche que dans cette œuvre qui n’est toutefois pas un vrai opéra ! Tout concours à évoquer le vertige de l’amour chanté par le poète… un vertige de l’amour qui n’est pas bien loin !
Dafné, Madrigal Opéra d’après Heinrich Schütz, Théâtre de l’Athénée, Paris, septembre 2022 conception: Aurélien Bory, Geoffroy Jourdain, Wolfgang Mitterer
Le public n’était pas bien nombreux ce soir dans la vaste Halle-aux-Grains, les galeries hautes étant presque vides. Au final ce concert n’a pas été à la hauteur des attentes. Et bien loin des promesses sur le papier.
Auréolé d’annonces élogieuses le violoniste de 20 ans Luka Fausili n’a pas du tout été convainquant. Un son terne, des nuances absentes et jeu désincarné : le poème pour violon d’Ernest Chausson n’a pas du tout vibré ni ému. Les bis offerts par le jeune homme ne lui ont pas permis de rétablir les choses. Un Bach amorphe et un Debussy (le fameux Syrinx pour flute solo) si acide et placide que plus d’un ne l’a pas reconnu. Il s’est agi d’une probable méforme, du moins espérons-le…
Le chef Wilson Ng a lui également été peu inspiré. La Tarentelle Styrienne de Debussy a totalement manqué de subtilité, d’allant et même de charme. Le poème de Chausson bien en place, sans la moindre musicalité est resté au port. La symphonie d’Elgar a été rapprochée par le chef des Pomp and Circumstance bien loin de subtilités des Variations Enigma, alors que cette première symphonie d’Elgar regorge de richesses. Sans nuances, sans recherches de couleurs et sans phrasés cette symphonie devient insipide et juste bruyante. Quel gâchis !
L’orchestre du Capitole lui-même a semblé en petite forme et comme à distance de ce non-évènement.
Une consolation pourrait être de se dire que les plus beaux solistes de l’orchestre seront dans la fosse du Capitole où Tristan et Isolde est actuellement en répétition avec un chef d’une autre trempe ! Et c’est lors des 4 représentations de Tristan et Isolde au théâtre du Capitole que les splendeurs dont cet orchestre est capable seront révélées.
Ce soir un chef aux moyens modestes et un violoniste atone n’ont pas permis aux œuvres de décoller ni à l’orchestre de vibrer. Le public a été poli sans plus. Plus enclin à partir que de commenter.
CRITIQUE, opéra. TOULOUSE, Capitole, le 24 janv 2023. MOZART : Les Noces de Figaro. H Niquet / M A Martelli
Des Noces de Figaro de rêve à Toulouse
Nous connaissions cette co-production avec Lausanne vue en 2008 in loco et en savions la beauté. Le public a été conquis d’avance car la billetterie annonçait un remplissage à 100/100 plus un seul strapontin à vendre sur les 6 dates !
Élégance, beauté et efficacité décrivent au plus près cette production pleine de grâces. Décors simples et de bon goût. Lumières très subtiles et costumes somptueux permettent aux chanteurs-acteurs d’évoluer dans un environnement quasi magique.
La direction d’acteur est exigeante et assume le comique de l’intrigue. Le public rit souvent.
La distribution est d’une homogénéité parfaite. Rendons hommage à Christophe Gristi qui l’a choisie. Car c’est avec détermination et courage qu’il a fait confiance à des chanteurs jeunes, souvent en prise de rôle dont des toulousains. L’équilibre vocal est superbe avec des voix plus centrales pour les dames, puissantes et sombres chez Figaro et le Comte. Jusqu’aux plus petits rôles l’équilibre est parfait. Ce qui permet aux merveilleux ensembles de sonner parfaitement.
Les chanteurs sont tous des acteurs accomplis qui dansent, roulent par terre, tombent au sol, courent, sautent. Théâtralement c’est un véritable rêve du tandem Mozart-Da Ponte. Vocalement le Comte de Michael Nagy est puissant, jeune et charmeur. Son jeu vif et sanguin donne au personnage une jeunesse inhabituelle. Karine Deshayes incarne une très belle Comtesse, la voix est pure, belle et généreuse de timbre sur toute la tessiture. L’évolution sopranisante est certaine, nous le savons depuis sa Donna Elvira à Orange en 2019. Le jeu permet au personnage de gagner en complexité à la fois très enjouée et jeune, teintée d’une délicate mélancolie pudique. Ses deux airs sont admirablement phrasés même si le premier est dans un tempo un peu brusqué par le chef. C’est dans les ensembles (et ils sont nombreux) que la présence vocale de la Comtesse est rayonnante.
Dans cette mise en scène la complicité entre la Comtesse et Suzanne est totale. L’accord vocal avec la Suzanne d’Anaïs Constans est parfait. Anaïs Constans est une Suzanne solide et la beauté vocale est généreuse. Elle aussi a une présence dans le registre central qui lui permet de s‘imposer dans les ensembles. Et la rondeur du timbre, ses harmoniques donnent au personnage une belle sensualité. Son futur mari Figaro a la « bouille » de Julien Véronèse. Figaro tonitruant, dont le charme est fait d’intelligence plus que de beauté. Le couple avec sa Suzanne fonctionne bien vocalement et scéniquement. Les moments d’opposition avec le comte sont marqués par une puissance inhabituelle. Entre ce Comte si élégant à la beauté ravageuse et ce Figaro habile comme un chat, c’est comme un rapport de forces sociales qui s’affirme. Une autre merveille scénique et vocale est créée par Éléonore Pancrazi en Cherubino d’amore. Jeu complètement adolescent androgyne, sa manière de tomber dans le lit de Suzanne puis de la Comtesse est hilarante. Et quelle belle voix timbrée et homogène ! L’émotion est régulièrement partagée avec le public. Le personnage devient un véritable chouchou. Le Bartolo de Frédéric Caton est effrayant dans la Vendetta, le personnage est ensuite de plus en plus sympathique. Emiliano Gozales Toro est un Don Basilio de luxe. Quel jeu cauteleux !
La grâce délicate de la Barbarina de Caroline Jestaedt est un régal. Ingrid Perruche en Marcellina est truculente. Son jeu d’un comique assumé donne beaucoup de présence au personnage. Matteo Peirone en Antonio, Pierre-Emmanuel Roubet en Don Curzio, Zena Baker et Youngshin Kim en damigelle sont tous admirables de présence. Cela se devine je pense dans ma critique, toute la distribution est en harmonie. Il nous reste à évoquer l’excellence de l’orchestre. Les musiciens du Capitole sont d’excellents mozartiens nous le savons. Avec Hervé Niquet ils atteignent des sommets de musicalité et de théâtralité. La disposition choisie par le chef est aussi surprenante que réussie. Elle permet un lien fosse-scène parfait. Les musiciens sont très hauts. Les bois (si important dans les airs), les cors et même les trompettes sont dos au public en bord de salle et donc voient les chanteurs. Le chef est devant le piano Forte du continuo et regarde la scène tournant le dos aux bois. Les violons et alto à gauche et les violoncelles, contrebasses 2 à l’extrême droite et 2 à gauche . Cette mise en place très baroque est prodigieuse et permet à l’orchestre de sonner généreusement. En cela le volume est très assorti aux belles voix solistes. La direction d’Hervé Niquet avec ses immenses mains est très contrastée avec des tempi plutôt rapides, Figaro dans son premier air et d’une manière plus subtile la Comtesse dans son Porgi Amor seront un peu malmenés. Le théâtre est partout dans cette direction, cela avance sans retard, les différents plans sont limpides. Cet orchestre chante, vit, s’amuse. C’est un véritable festival de joie. Jamais la folle journée n’aura semblé si délicieuse. Le public a exulté aux saluts et a fait une ovation à la troupe. Car ce qui restera c’est justement cet accord total entre les artistes de la scène à la fosse. Et Robert Gonella au piano forte à côté du chef, accompagne les beaux récitatifs avec inventivité et talent. C’est vivant et cela avance à toute vitesse, folle journée l’exige !
Cette production classique est une réussite totale à laquelle le public a adhéré pleinement. C’est beau un théâtre plein à craquer qui exulte !
Hubert Stoecklin
Critique. Opéra. Toulouse. Théâtre du Capitole, le 24 janvier 2023. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Les Noces de Figaro, Opera Buffa en quatre actes. Livret de Lorenzo Da Ponte, d’après Beaumarchais. Mise en scène et scénographie, Marco Arturo Marelli ; Costumes, Dagmar Niefind ; Lumière, Friedrich Eggert ; Distribution : Michael Nagy, Le Comte ; Karine Deshayes, La Comtesse ; Julien Véronèse, Figaro ; Anaïs Constans, Suzanne ; Éléonore Pancrazi, Cherubino ; Ingrid Perruche, Marcellina ; Frédéric Caton, Bartolo ; Emiliano Gonzales Toro, Don Basilio ; Caroline Jestaedt, Barberina ; Matteo Peirone, Antonio ; Pierre-Emmanuel Roubet, Don Curzio ; Zena Baker et Youngshin Kim, deux dames ; Orchestre National du Capitole ; Robert Gonella, continuo ; Chœur de l’Opéra National du Capitole, chef de chœur, Gabriel Bourgoin ; Direction, Hervé Niquet.
CRITIQUE. THEATRE. TOULOUSE.THEATREDELACITÉ. VENDREDI 13 janvier 2023. A. TCHEKHOV. ONCLE VANIA. G. STOEV.
Mise en scène superfétatoire de Galin Stoev pour le chef d’œuvre de Tchekhov.
Avec de tels acteurs (dont quelques-uns de la Comédie Française) et un texte si puissant il est dommage que Galin Stoev en créant à Toulouse sa version d’Oncle Vania n’ai pas assez fait confiance aux uns comme à l’autre. Ou autrement dit beaucoup de bruit pour rien.
Que de détails futiles, d’accessoires redondants, de rajouts prétentieux ! Vraiment les acteurs sont excellents et la pièce parle au public aujourd’hui directement sans besoin de souligner quoi que ce soit. Je ne détaillerai pas ce qui a alourdi le propos, dénaturé la beauté mélancolique des personnages. Il est certain que la pièce de Tchekhov est un tel chef d’œuvre qu’elle a parfaitement résisté à cette mise en scène. Approfondir les failles des personnages, rendre plus dérangeants les rapports entre les générations auraient été bien plus forts. Une recherche d’élégance et de légèreté est louable, si toutefois la tristesse de la plupart des personnages avait été d’avantage révélée. Ce partie pris systématique du beau provoque la lassitude de l’œil. Le micro au bord de scène pour « faire entendre les moments clefs » ne s’adresse pas à un public cultivé. Surligner comme au stabilo des moments n’est pas digne de ce chef d’œuvre. Reste la puissance des acteurs qui dépasse tout comme la pièce s’arrange de tout. Ainsi la Nounou de Catherine Ferran est l’incarnation d’une forme de sagesse de Tchekhov, les mélodies de sa belle voix grave sont raffinées. En Sonia Elise Friha est toute de sensibilité refoulée et de pudeur virginale. Sa compréhension de Vania, son cher oncle, est subtilement évidente. C’est peut-être le plus beau rapport entre les personnages, et la fin de pièce est délicieuse. Une sorte d’authenticité entre ces deux personnages me touche. La complexité du beau personnage d’Oncle Vania oscillant entre inhibition et pulsions exacerbées est admirablement vécu par Sébastien Eveno. L’acteur rend très touchante cette lucidité si douloureusement acquise par ce personnage idéaliste, qui évolue vers quelque chose de proche du nihilisme.
La complexité du rôle d’Astrov, le médecin ami de Vania, dangereusement attiré par Elena n’est que partiellement rendue. Le parti pris de mise en scène, avec de la tension et la recherche de maitrise, limite le jeu de Cyril Gueï.
En effet la sensualité lui semble refusée par la mise en scène. Je l’ai beaucoup regretté surtout dans la scène avec Elena. La également ce doit être une demande du metteur en scène : Suliane Brahim en Elena a un jeu déclamé et artificiel. La froideur constante, la raideur, l’absence de toute sensualité renforcent trop l’absence de profondeur du personnage. Il manque à mon avis tout un pan de séduction qui justifie l’élan des personnages vers elle.
Son vieux mari, le professeur hypochondriaque a également un jeu univoque avec de la raideur. Ce n’est pas que le Sérébriakov de Andrzej Seweryn manque de charisme, l’acteur en a à revendre, mais le personnage manque d’épaisseur. Il ne reste rien de l’idéalisation qu’il a provoqué dans sa jeunesse, ni de sa grandeur passée.
Les décors d’Alban Ho Van et les costumes de Bjanka Adžić Ursulov soulignent la dystopie avec une recherche d’élégance comme déclassée. Cela évite surtout à Galin Stoev de choisir entre la radicalité de la modernité et le relatif confort des costumes d’époque. Cet entre-deux est un peu fade. Les lumières de d’Elsa Rebol sont efficaces et sont sans magie. Les choix musicaux ne sont pas très pertinents, avec une recherche de séduction trop facile. Le travail musical de Joan Cambon semble pourtant conséquent.
Je ne commenterai pas la présence de poules sur scène, la dystopie, le micro, les robots musicaux, les chansons, la came… Tout cela appartient à autre chose qu’à une mise en scène pleine de respect pour un chef d’œuvre, plutôt à une recherche de séduction facile à destination du public.
Hubert Stoecklin
Critique. Théâtre. Toulouse. Théâtredelacité. Le 13 Janvier 2023. Anton Tchekhov (1860-1904) : Oncle Vania. Texte français, Virginie Ferrere et Galin Stoev ; Mise en scène, Galin Stoev ; Spectacle produit par le ThéâtredelaCité ; Distribution : Suliane Brahim – Sociétaire de la Comédie-Française / Elena, Caroline Chaniolleau / Maria Vassilievna, Sébastien Eveno – Comédien permanent associé au projet de direction de la Comédie – CDN de Reims / Vania, Catherine Ferran – Sociétaire honoraire de la Comédie-Française / La Nounou, Cyril Gueï / Astrov, Côme Paillard / Gaufrette, Élise Friha / Sonia, Andrzej Seweryn – Sociétaire honoraire de la Comédie-Française / Sérébriakov ; Collaboration artistique et assistanat à la mise en scène , Virginie Ferrere ; Scénographie , Alban Ho Van ; Lumières , Elsa Revol ; Costumes , Bjanka Adžić Ursulov ; Sons et musiques , Joan Cambon ; avec l’aide pour la création des machines musicales de , Stéphane Dardé ; Dressage , Vincent Desprez ; Réalisation du décor dans les Ateliers de construction du ThéâtredelaCité sous la direction de Michaël Labat ; Régie Générale , Léo Thevenon ; Régie plateau , Simon Clément ; Régie lumière , Didier Barreau et Michel Le Borgne ; Régie son , Loïc Célestin ; Habillage , Sabine Rovère ; Production ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Coproduction Comédie – CDN de Reims.
CRITIQUE, opéra. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 12 jan 2023. OFFENBACH : La Vie Parisienne. Orch Nat Cap / R Dumas.
Quelle énergie dans cette Vie Parisienne !
Proposée en concert, il n’était pas évident que cette opérette dans une version de plus de trois heures ravisse le public. Et pourtant le succès a été total. Cette longue version remonte aux sources de la création. Le Palazzetto Bru-Zane a financé ce travail éditorial qui réintègre nombreux airs et moments vocaux plus exigeants voir virtuoses qu’Offenbach avait biffés trouvant une distribution plus théâtrale que lyrique lors de la création. Cette version de 1866 n’a donc jamais été entendue par Offenbach et il ne l’a pas validée. Cela correspond à sa composition musicale « pure » sans les modifications d’homme de théâtre qui l’ont conduit au succès que l’on sait. C’est donc un plaisir de musiciens et effectivement certains rôles deviennent plus importants. Le grand gain est de faire de Gabrielle la prima donna assoluta. Le rôle gagne en airs nouveaux mais surtout il a la responsabilité de lancer de nombreux ensembles dont l’inénarrable couplet de la Bouillabaisse. C’est bien la qualité de jeux des chanteurs, leurs mimiques, leurs fragiles accessoires qui ont conduit le public à l’extase. Vocalement toute la distribution est admirable mais surtout l’inventivité musicale et le panache vocal sont augmentés par un engagement théâtral exceptionnel. Ce concert était enregistré pour illustrer la version éditée par le Palazzetto Bru-Zane ainsi chaque chanteur était cantonné à sa place devant son micro ! Leur mérite de faire vivre leur personnage était donc immense et sera je pense perceptible dans l’enregistrement. Le jeune chef Romain Dumas a beaucoup d’énergie et anime toute cette intrigue tarabiscotée avec du panache et de l’humour. Les tempi sont vifs et les enchaînements très vivants.
L’Orchestre du Capitole mange du pain béni et fait feu de toute sa musicalité, sa virtuosité et son humour. C’est véritablement jubilatoire. Le chœur du Capitole débute avec une entrée spectaculaire qui demande beaucoup de concentration entre les nombreux sous-groupes. Ce n’est que petit à petit que la tension baisse et que leur amusement devient partagé.
La distribution est de haut vol. Les hommes d’abord puisque ce sont eux qui entrent en scène en premier. En Bobinet, Marc Mauillon est absolument irrésistible et c’est dommage que le rôle ne nous permette pas de l’entendre davantage. Ses mimiques sont drolatiques et la voix superbement conduite. Son compère plus favorisé dans la partition est Artavazd Sargsyan en Gardefeu. Tout aussi impliqué que Bobinet , il a un humour plus subtil et vocalement les exigences du rôle lui permettent de belles démonstrations de virtuosité. Jérôme Boutillier est un Baron truculent, ridicule et pourtant touchant avec une voix très spectaculaire. Sa Baronne est très assortie vocalement avec la même splendeur sonore et scéniquement un jeu en demi-teinte permet d’apprécier un personnage plus subtil qu’habituellement. En Baronne Sandrine Buendia a un grand talent scénique.
Véronique Gens en Métella promène son élégance lasse ; très concentrée sur sa partie vocale elle maintient son timbre et maîtrise son vibrato grâce à une concentration sans faille. Plus de théâtre lui aurait permis une meilleure intégration car elle a semblé toujours un peu « lointaine ». La grande diva est donc sans contestation Anne-Catherine Gillet en Gabrielle la gantière, une artiste aussi superbe que virtuose. Une énergie qui semble illimitée, des changements de costumes à vue, des sourires charmeurs : son jeu est sensationnel. D’autant je vous le rappelle que cela se passe sur moins d’un mètre carré ! La voix est d’une beauté délicieuse, ronde, irisée de couleurs fleuries avec des aigus cristallins et une homogénéité de tessiture très agréable. Son aisance avec le texte dans une diction parfaite fait également le charme de son personnage. Et son humour est tout à fait jubilatoire.
Pierre Derhet joue plusieurs rôles. Son Frick est spectaculaire mais son Brésilien ne l’est pas moins, il rend sa voix presque méconnaissable. C’est vraiment bleuffant ! Marie Gautrot est une Madame de Quimper-Karadec de haute tenue. Voix large et prestance scénique imposante. Elle joue son texte avec beaucoup d’aisance. Les autres dames créent une énergie d’ensemble assez remarquable, jeu collectif et rares moments de mise en valeur. C’est également cet esprit collectif qui conduit aux meilleures réussites chez Offenbach. Donc félicitons Elena Galitskaja en Pauline véritable rouée coquine, Louise Pingeot en Clara, Marie Kalinine en Bertha et Caroline Meng en Dame de Folle-Verdure déjantée. Philippe Estéphe en Urbain et Alfred et Carl Ghazarossian complètent avec humour l’équipe gagnante. Ce concert de trois heures-vingt comportait un court entracte. Il me sembla passer très vite grâce à la présence vivifiante des artistes.
Ne doutons pas qu’au disque cette version ravira la première place tenue pour l’heure par la version de Michel Plasson chez EMI avec une distribution incroyable dont LA METELLA de Régine Crespin et Mady Mesplé en Gabrielle pyrotechnique. L’art de Michel Plasson demeure irremplaçable dans ce répertoire…
En Choisissant Toulouse pour son enregistrement, le Palazzetto Bru-Zane permet un challenge en toute amitié, non sans un certain humour.
Hubert Stoecklin
Critique. Opéra. Toulouse. Halle-aux-Grains, le 12 janvier 2023. Jacques Offenbach (1819-1880) : La Vie Parisienne opéra bouffe en cinq actes (version de 1866). Version de concert. Avec : Anne-Catherine Gillet, Gabrielle ; Artavazd Sargsyan, Gardefeu ; Marc Mauillon, Bobinet ; Jérôme Boutillier, Le baron ; Sandrine Buendia, la baronne ; Véronique Gens, Métella ; Pierre Derhet, Le Brésilien, Frick, Gontran ; Elena Galitskaja, Pauline ; Marie Gautrot, Mme De Quimper-Karadec ; Louise Pingeot, Clara ; Marie Kalinine, Bertha ; Caroline Meng Mme de Folle-Verdure. Philippe Estèphe, Urbain, Alfred ; Carl Ghazarossian, Joseph, Alphonse, Prosper ; Chœur du Capitole (chef de chœur Gabriel Bourgoin) ; Orchestre National du Capitole de Toulouse ; Direction, Romain Dumas.
Critique enregistrement. Antonio Vivaldi : Il Mondo al Rovescio. Amandine Beyer. Les Incogniti. 1 CD Harmonia Mundi. HMM 902688. Durée 76’34’’. Enregistré en 2022.
Amandine Beyer et les Incogniti depuis leur entrée fracassante dans le monde de Vivaldi, avec un enregistrement des Quatre Saisons qui toujours rééditées est aimé du public comme de la critique. Ses musiciens ne cessent de revenir vers la musique du prêtre Roux avec bonheur. Leur dernier enregistrement est une véritable fête. L’équipe de fins musiciens s’étoffe. Non pas pour alourdir les pupitres mais pour ajouter d’autres timbres, découvrir d’autres œuvres, jouer avec d’autre forme de virtuosité. Le parti pris de jouer à un par partie reste identique. Cette responsabilité de soliste pour chaque musicien est un peu ce qui rend si magique leurs interprétations. Personne ne s’ennuie jamais et chacun assume sa partie avec le plus grand soin et parfois l’humour le plus ravageur.
Ainsi le jeu garde sa précision et sa vivacité, la virtuosité est toujours superlative sans ostentation.
Les nouveaux venus sont nombreux et plusieurs concertos sont des raretés. Les violons restent les rois, toutefois nous avons aussi deux hautbois : Neven Lesage et Gabriel Pidoux, deux flûtes, traverso et ridorder : Eleonora Biscevic et Manuel Granatiero, deux clarinettes : Roberta Christini et Renaud Guy-Rousseau, deux cors truculents: Teo Suchanek et Ciryl Vittecoq et un basson : Lajandro Perez-Marine. Je ne résiste pas à citer Clément Losco aux timbales qui a un chic fou. Les cors naturels offrent la même fougue dévergondée que Bach leur confie dans son premier concerto Brandebourgeois. Cela donne une impression de grand air et de partie de campagne.
Tout ce petit monde alterne et parfois les musiciens jouent tous ensemble ; c’est un festival de beauté, d’humour et surtout de joie. Les phrasés sont toujours exquis, les nuances pleines de surprises, la virtuosité naturelle et nous devinons que le partage entre les musiciens est d’une totale générosité. Cet enregistrement fait mentir Stravinski qui aurait dit que Vivaldi composait toujours la même chose ; chaque concerto a sa propre personnalité avec de tels interprètes. Ce disque va donner le moral à qui l’écoute et ce n’est pas une petite chose dans notre monde anxieux. Cette musique jouée ainsi apporte de la joie.
Un Grand Merci à Amandine Beyer, ses Incogniti et leurs invités. Bravo pour cette superbe série de concerti chacun est plus vivant que l’autre. L’écoute de ce CD est comme un soleil radieux. Il se termine sur cet étonnant concerto « Il proteo ossia il mondo al rovescio » violon et violoncelle s’échangent les thèmes, jouent la même chose à la suite ou en même temps, se répondent, se coupent la parole : le jeu d’écriture et la virtuosité exigée accueillent un troisième ami : c’est cet humour inénarrable. Quelle joie cette musique de Vivaldi, quelle fête cet enregistrement !
Auditorium, Gli Incogniti, Neven Lesage, Gabriel Pidoux, hautbois
Roberta Cristini, Renaud Guy-Rousseau, clarinettes
Eleonora Biscevic, Manuel Granatiero, flûtes Théo Suchanek, Cyril Vittecoq, cors
Natalie Carducci, Yoko Kawakubo, Flavio Losco, Vadym Makarenko, Corinne Raymond-Jarczyk, Alba Roca, violons
Marta Paramo, Ottavia Rausa, altos
Marco Ceccato, Rebeca Ferri, violoncelles
Alejandro Perez-Marin, basson
Francesco Romano, théorbe
Baldomero Barciela, violone
Anna Fontana, clavecin et orgue
Noé Ferro, timbales
Hubert Stoecklin
1 CD Harmonia Mundi : Il Mondo al rovescio. Antonio Vivaldi (1671-1751) : Concerti per la Solennita di S. Lorenzo en do majeur RV 562 et en sol majeur RV 556 ; Concerto pour flûte en mi mineur RV 432 ; Concerto pour violon en fa majeur RV 571 et en la majeur RV 344 ; Concerto pour violon et hautbois en sol mineur RV 576 ; Concerto pour violon en mi mineur RV 278 ; Concerto pour 2 hautbois en la mineur RV 536 ; Concerto pour violon et violoncelle en fa majeur RV 572 « Il proteo ossia il mondo rovescio ». Les Incogniti. Amandine Beyer, violon et direction. 1 CD Harmonia Mundi. HMM 902688. Durée 76’34’’. Enregistré en 2022. Code barre : 3 149020 944714.
CRITIQUE. Enregistrement. Sérénade d’hiver. LES ELEMENTS. Joël Suhubiette. 1 CD Mirare. Mir 650.
Une sérénade de grande élégance.
Joël Suhubiette et ses Éléments nous invitent à un bien beau voyage musical en hiver. Alors que les températures sont bien hautes cela nous raconte combien cette saison, mal aimée le plus souvent, a été illustrée par de nombreux compositeurs au cours des ans. Les Éléments excellent dans absolument tous les répertoires nous le savons. Une nouvelle fois l’aisance avec laquelle ils parcourent le vaste répertoire vocal a capella, certains dans des arrangements magnifiques de Pierre Jeannot, est sensationnelle. Du moyen âge à la créations contemporaine tous est absolument superbe. J’ai pour ma part beaucoup de plaisir dans leurs Poulenc. Je trouve qu’ils en sont actuellement encore plus convainquant qu’Accentus.
Les compositeurs contemporains fétiches de l’ensemble sont présents Patrick Burgan avec 5 chants de neige spectaculaires et Zad Moultaka avec Flamma. Le naturel, l’élégance et la précision sont une alliance gagnante et cet enregistrement à la thématique astucieuse est également un véritable catalogue de leur magnificence. Les Éléments renouvellent depuis 1997 tout particulièrement une véritable excellence du chant a capella. Leur dernier enregistrement est un très beau disque à déguster même si les températures ne sont pas exactement de saison et si la neige est trop rare. Peut-être que cela deviendra-t-il un témoignage d’un passé proche… et sera un nouvel atout pour cet enregistrement, qui sait ? La prise de son est très précise et très naturelle. Tout s’entend et les équilibres sont parfaits. Vraiment tout invite à une écoute renouvelée de cet enregistrement aux styles variés et si bien interprété.
Hubert Stoecklin
Critique. Enregistrement. Sérénade d’hiver. Claude Debussy (1862-1918) : Yver, vous n’estes qu’un villain. Antoine Busnois (1430-1492) : Noël Noël Noël. Antoine Brumel (1460-1512) : Noe noe noe. Claude Goudimel (1510-1572) : Esprits Divins, chantons dans la nuit sainte. Eustache du Caurroy (1549-1609) : Ave Virgo Gloriosa. Zad Moultaka (né en 1967) : Flamma. Patrick Burgan (né en 1960) : Chants de neige. Traditionnels français : Or nous dites Marie ; Noël Nouvelet. Traditionnel basque : Birjina gaztetto bat zegoen. Francis Poulenc (1899-1963) : Quatre motets pour le temps de Noël ; La blanche neige, Un soir de neige. Claire Mélanie Sinnhuber – (née en 1973) : Temps de Neige. Léo Delibes (1836-1891) : Chœur des frileuses. Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Sérénade d’hiver. Claudin de Sermisy (1490-1562) : Disons Nau a pleine teste. Chœur de chambre Les Éléments, direction : Joël Suhubiette. 1 CD. Mirare. Durée 64’04’’. Enregistré du 28 février au 5 mars 2022. Code : 3760127226512.
Critique. Enregistrement. MONTEVERDI. Septième livre de madrigaux. Concerto Italiano. Rinaldo Alessandrini. 2 CD Naïve. Enregistrement d’octobre 2020.
Monteverdi en majesté avec la nouvelle lecture de Rinaldo Alessandrini
La couverture du CD annonce les partis pris de l’enregistrement. Nous voyons un Rinaldo Alessandrini sévère assis à la table, un livre dans les mains, un verre d’eau à ses côtés. Il enregistre la musique de Monteverdi avec grand succès depuis les années 1990. Toute nouvelle lecture proposée par ce grand spécialiste montéverdien transalpin est un évènement. Sa lecture de ce Septième Livre de Madrigaux semble plus austère, plus stricte, plus intellectuelle. Position charnière pour Rinaldo Alessandrini qui dans ses interprétations précédentes des madrigaux de Monteverdi attachait plus de prix à un coté comme improvisé, à des contrastes surprenants et des couleurs plus saturées. Ainsi je pense au livre-disque du huitième livre édité en 2010 avec un texte passionnant et de reproduction de tableaux somptueux dans lesquels les madrigaux sont plus colorés.
Cette version ci serait plutôt gravée à la pointe, comme dans une fine gravure qui fait ressortir les structures, cisèle le texte et offre un accompagnement instrumental richement varié aux voix. Les chanteurs sont tous excellents, les voix sont très homogènes, sans oppositions marquées ou personnalité fortes. Cela crée dans les nombreux duos un effet de symétrie, d’imitation absolument idéal. Je ne connais pas d’enregistrements ou cette perfection d’appariement vocal est atteinte si constamment. D’un autre coté les deux grand soli de soprano la « Lettera amorosa » et « Con che soavita », s’ils sont dits impeccablement et chantés à la perfection, le sont par une voix trop simple. Des voix plus originales et des interprètes plus théâtralement actives nous touchent ailleurs autrement (les plus magiques étant Cathy Berberian et Guillemette Laurens dans des gravures illustres). Ainsi le parti pris de Rinaldo Alessandrini est de ne pas s’abandonner au théâtre si séduisant qui se devine partout dans cet opus si original de Monteverdi. Car l’audace de Monteverdi qui abandonne ici le Madrigal à Cinq Voix revendique le pouvoir de séduction de la voix soliste avec accompagnement. Il est symptomatique que dans le titre de Monteverdi lui-même il est question de madrigaux à 1,2,3,4 et 6 voix ! Il renonce au madrigal à cinq voix jusque-là la seule référence ! En ne cédant pas à cette théâtralité évidente, qu’il a déjà exploré au théâtre et qui pourtant est contenue dans tout ce septième livre, Rinaldo Alessandrini et ses interprètes renforcent la puissance de la composition, sa solidité structurale, la beauté de l’instrumentation et la précision des poèmes et surtout l’originalité de l’écriture. Les textes sont soigneusement ordonnés par auteurs ce qui change l’ordre des madrigaux, mais là aussi le tact avec lequel les choses sont faites permet une écoute fluide. Les instruments sont choisis avec finesse, évitant le clavecin trop systématique. Ainsi le théorbe et la harpe étant bien mis en valeur avec leur effet d’enveloppement moelleux. Le rajout d’une courte introduction de Biago Marini pour ouvrir le deuxième CD est idéale.
La prise de son est sur la même ligne, précise, sans réverbération. Je pense vraiment à la grande précision et la clarté qui nait lorsque l’on regarde de belles gravures.
Cette interprétation majeure ne peut être la seule dans une discothèque, La Venexiana, les anglais la complètent par un théâtre plus assumé dans sa séduction et ses outrances et demeurent indispensables. Ces multiples versions permettent de comprendre et de déguster l’absolue modernité de Claudio Monteverdi dans son « Concerto Settimo libro de madrigali a 1,2,3,4 et 6 voci, con altri generi di Canti ». Il prend ouvertement le total pari sur l’opéra dont nous savons le succès en train d’advenir… Un tel courage, une telle vision assumée sont choses magnifiques et appellent la diversité.
Hubert Stoecklin
Critique. Enregistrement. Claudio Monteverdi (1567-1643) : Septième Livre de Madrigaux (1619). Concerto Italiano. Rinaldo Alessandrini. 2 CD Naïve OP 7365. Enregistrement d’octobre 2020. Code Barre : 3 700 187 673659.
Écrire s’est bien et indispensable. Il se trouve que mon ami Jérôme Gac m’invite régulièrement depuis le confinement dans son émission : Un cactus à L’entracte
Tous les spectacles scéniques importants sont passé au crible. Théâtre, Ballet, Opéra…
A trois ou quatre les avis sont plus tranchés, les échanges peuvent être vifs et les désaccords vus comme des compléments de points de vue. Parfois ça pique un peu mais personne n’est jamais méchant . Il m’ arrive de détailler des points que j’ai juste suggérés dans mes chroniques. Souvent je parle de pièces de théâtre sur lesquelles je n’ai pas écrit. Et un podcast c’est toujours sympa à un moment ou un autre…
Voici donc l’édition Mimi et Catarina un grand écart entre une forme de conformisme et une modernité dérangeante
CRITIQUE, concert. TOULOUSE, Halle-aux-Grains, le 8 dec 2022. MAHLER. Symphonie 9. Orch. Phil. de Radio France. M.W. Chung.
Une neuvième de Mahler idéale
Les Grands Interprètes ont invité le chef coréen Myung-Whun Chung à la tête d’un orchestre qu’il connaît bien pour l’avoir dirigé longtemps (de 2000 à 2015), le Philharmonique de Radio-France.
Ces retrouvailles dans la musique de Mahler semblent être un moment apprécié du chef comme de l’orchestre. L’osmose a été totale. Dirigeant sans baguette entièrement absorbé par cette vaste symphonie testamentaire, le contact avec l’orchestre a été profond. Le public a vécu un moment d’une rare intensité. Péché véniel que ces applaudissements après les mouvements. Le dernier long silence après les dernières notes de la symphonie imposé par le chef a signé le charisme intense du chef en ses grands soirs.
Le premier mouvement a débuté dans un grand mystère et s’est développé avec un art des phrasés surnaturel. La beauté des soli instrumentaux bien souvent dans de périlleuses nuances piano a semblé sortie de rêves. La moquerie, l’impertinence dans le deuxième mouvement ont vraiment marqué un contraste absolu avec l’élégance de l’andante. Typiquement mahlerien ce choc a apporté une vie incroyable. Le rondo avec ses traits rapides a été dirigé avec une grande précision et quelque chose de jubilatoire. Là aussi le contraste a été très réussi. Les instrumentistes se distinguent par une facilité incroyable. Les plans parfaitement organisés et d’une lisibilité totale ont permis de véritablement déguster un grand orchestre auquel rien n’est impossible. Le final débute avec une plainte des violons fortissimo dont la puissance a véritablement enveloppé l’auditeur provoquant une émotion très particulière à la fois d’une profonde tristesse et pleine d’espoir. La manière dont Myung-Whun Chung phrase tout ce mouvement tient du miracle, c’est à la fois large, puissant et bienveillant. Cette humanité transfigurée est d’une telle beauté que l’auditeur se sent transporté ailleurs, loin, très loin… passant d’une musique à la dimension cosmique au plus intime solo de violon, puis au silence. Nathan Mierdl en violon solo est angélique. Myung-Whun Chung fait du silence final le point d’orgue de la symphonie et retient dans un souffle, musiciens et public pour un moment mystique. Les nuances infimes, les silences habités, les couleurs infinies, la puissance cosmique de tout l’orchestre, tout a été d’une incroyable perfection orchestrale et se rappellent à nous dans ce silence bienheureux. Mahler dans sa dimension si humaine est ici comme réincarné et devient très proche.
Myung-Whun Chung est un très, très grand chef et le Philharmonique de Radio France un orchestre absolument somptueux. Ce soir nous avons vécu un très grand concert et Mahler a été exaucé en ses contrastes les plus inouïs.
Photo DR
La satisfaction du chef a semblé totale et le public a exulté. De longs applaudissements ont salué cette interprétation exceptionnelle.
Hubert Stoecklin
Critique. Concert. Toulouse. Halle-aux-Grains, le 8 décembre 2022. Gustave Mahler (1860-1911) : Symphonie N°9. Orchestre Philharmonique de Radio-France. Myung-Whun Chung, direction.
Critique. Théâtre. Toulouse. Théâtre de la Cité, le 7 décembre 2022. Tiago Rodrigues : Catarina et la beauté de tuer des fascistes.
Une pièce particulièrement puissante qui bouscule le public.
Tout commence avec les lumières de salle allumées et finira de même. Tout le reste de la pièce sera frontal avec la salle sombre. Tiago Rodrigues construit sa pièce avec rigueur. Il déploie toutes les manipulations théâtrales avec notre accord en ce qui concerne les deux premières heures du spectacle, mais la dernière demi-heure fera polémique. Dans la première partie nous regardons vivre une famille de manière classique avec des moments drôles, lourds, pénibles, des crises et des embrassades. Le choc des générations, les jalousies, les amours, les haines. Pourtant cette famille a deux particularités très importantes.
La photo de famille
Le plus immédiat pour le spectateur est cette manière de tous et toutes se nommer Catarina et de porter une robe. Tout ceci afin de rendre hommage, de faire disparaître toute dimension personnelle face à l’acte fondateur de cette terrible tradition familiale qui va être questionnée par la pièce avec beaucoup d’intelligence et de profondeur. Est-ce un traumatisme rejoué, une vengeance assumée de manière transgénérationelle, un acte politique, un secret partagé, une obligation qui scelle l’amour familial ? Un peu de tout cela au final. La Catarina dont il est question a existé et le village de l’action était le sien, un certain jeu avec la vraisemblance existe donc pour les portugais. Les faits nous seront lus durant la pièce comme un catéchisme. Il s’agit d’une lettre dictée par l’aïeule. Elle a tué devant ses enfants son mari. Car ce dernier n’a pas réagi lorsque Catarina a été tuée de trois balles dans le dos. Et elle somme sa descendance de se réunir dans la maison familiale chaque année pour exécuter un fasciste. Le Tabou du Parricide n’est pas nommé, il est rejoué chaque année, à date fixe : un fasciste est enlevé et tué lors des retrouvailles dans la maison de famille. Freud a bien expliqué combien c’est le groupe qui permet de réaliser un crime en partageant la responsabilité. Par ce partage le crime n’est plus ignoble et l’interdit est levé. Ce jour nous attendons avec la famille une « Catarina » meurtrière dont c’est l’accès à la « majorité ». La petite fille ainée va accéder au stade supérieur par son premier meurtre de fasciste. Cet homme est présent sur scène et va constamment en position soumise, être déplacé sans jamais prendre la parole, répondant aux questions par des hochements de tête. Cette présence muette et embarrassante va peser de plus en plus au public.
Le fasciste réduit au silence
Il y a dans cette famille des moments succulents : la recette des pieds de porc, les jalousies entre les frères et sœurs, la querelle mère-fille sous prétexte d’un pull donné-repris, l’argent entre frères et sœurs avec l’éternel fauché, le véganisme adolescent face aux vieux mangeurs de viande, le vol des hirondelles, la photo de famille, l’ado qui a rivé ses écouteurs sur ses oreilles …
Les très beaux décors de paravents en bois et d’estrades sont déplacés à vue par les comédiens. Tout du long une vraie complicité théâtrale se crée entre le public et les comédiens. Le texte est brillant, le jeu subtil.
la noirceur
Un moment fort advient lorsque la jeune femme désignée ne peut tuer. Elle lâche l’arme qu’elle a dans la main et admet de pas pouvoir, ni vouloir tuer. En se désolidarisant du groupe elle le fait éclater.
la préparation au rite de passage
Les disputes sont terribles et chaque membre de la famille va finir par être abattu sans que nous sachions clairement qui tire. Serait-ce la symbolique de la destruction du groupe familial par la conscience réveillée de l’une d’elle ? Peut-être un drone qui viendrait sauver l’homme politique ? Tout est possible, chacun aura son hypothèse. Tous les membres de la famille sont à terre. Et c’est alors que le coup de théâtre au sens propre et figuré advient. La salle est illuminée, le comédien silencieux se dresse et harangue la foule. Les membres de la famille se relèvent un à un et se groupent en silence, écoutant l’orateur, puis également la salle avec des regards inquiets. Dans un premier temps l’orateur parle de liberté de fort belle manière, un certain accord se crée, ça semble bien commencer … mais au bout de quelques minutes il n’y a plus de doutes c’est un discours fasciste très bien organisé, huilé et intelligent, tout à fait abominable qui avance comme un rouleau compresseur. La salle se cabre, des insultes fusent. Le comédien avec un panache rare résiste dans des conditions d’hostilité grandissante (le soir de la première). Il termine les 30 minutes de son terrifiant discours et quitte la scène « droit dans ses bottes » en criant Vive le Portugal ! Entre bronca et applaudissements les saluts se font dans un vacarme épouvantable !
il y a de l’amour
Une partie du public a tout simplement, sous les coups du discours insupportable, oublié que ce n’est « que du théâtre » et non un meeting politique. Oubliant que le comédien joue un rôle et n’adhère pas à ce qu’il dit. Public tu t’es fait avoir en beauté !
Et à mon sens nous avons tous été manipulés. Il y a clairement la naissance d’une horde de fascistes sur toute l’Europe. Et cela ne vient probablement pas de nulle part. Tiago Rodrigues nous permet d’y regarder de plus prêt. Il nous propose une hypothèse très dérangeante : n’y a-t-il pas du totalitarisme dans la « famille des Catarina » ? Les individus ne pensent plus mais se soumettent au nom de l’amour à des idées toutes faites. N’est-ce pas cette absence de pensée, de dialogues, d’argumentations, de controverses amicales, de respect des avis différents qui participe à la création d’esprits soumis. Individus qui ne réagissent plus à l’injustice, se rangent derrière un chef comme ils ont suivi les directives des parents, ici une matriarche. A croire qu’il n’y a point de salut hors de la famille, le danger vient toujours de l’extérieur. Ainsi cette pièce en forme de fable des Catarina questionne ce qui se passe dans les familles qui ne pensent plus, même si le point de départ était une pensée audacieuse avec sa part de noblesse, comme chez l’aïeule.
Tiago Rodrigues tente de réveiller la pensée de son public, certains le souhaiteraient plus radical, pour ma part je trouve que cette manière élégante de monter sa pièce, l’intelligence du texte, la beauté des décors, la puissance de la musique permet de nous séduire, de nous manipuler afin de nous faire vivre des choses dérangeantes. Cela permet également d’aiguiser nos pensées, comme cette question sur la famille qui tue la pensée personnelle ou cette adhésion même de quelques minutes à un discours fasciste ; et surtout de prendre ce temps imposé pour écouter à défaut d’entendre 30 minutes durant ce que jamais nous n’irions écouter alors que nous nous croyons ouvert d‘esprit… Tout ce paradoxe est douloureux.
Quelle soirée ! Quelle pièce !! Ce théâtre qui amène à penser si fort est une bénédiction !!!
Critique. Théâtre. Tiago Rodrigues : Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Pièce présentée au Théâtre de la Cité avec le Théâtre Garonne. Pièce en portugais, traduction de Thomas Resendes ; Surtitres de Patricia Pimentel. Théâtre de la Cité, le 7 Décembre 2022. Mise en scène et texte : Tiago Rodrigues ; Scénographie : F.Ribeiro ; Lumières : Nuno Meira ; Chef de chœur, arrangement vocal : Joao Henriques. Avec : Isabel Abreu, Antonio Afonso Parra, Romeu Costa, Antonio Fonseca, Beatriz Maia, Marco Mendoça, Carolina Passos Sousa, Rui M. Silva. Durée 2h 30mn.
CRITIQUE. Concert. TOULOUSE. Église Saint Gérôme, le 6 dec 2022. VIVALDI. ALBINONI : Il mondo roverso. Gli incogniti. A.Beyer.
La bulle de bonheur créée par Amandine Beyer et les Incogniti.
La saison des Arts Renaissants offre depuis 40 ans aux Toulousains des concerts d’artistes rares, toujours fins musiciens, parfois un peu atypiques et que le public est ravi de découvrir. Cette saison des 40 ans est marquée par un lustre particulier. L’invitation faite par Jean-Marc Andrieu, le directeur artistique, à Amandine Beyer qu’il connaît bien, permet au public d’entendre tout simplement le plus beau Vivaldi du moment. Amandine Beyer a créé les Incogniti avec ses amis en 2006 et leur premier enregistrement en 2008 a été dédié à Vivaldi. Ce CD a fait l’effet d’une bombe. La scie musicale représentée par les Quatre saisons de Vivaldi est redevenue une œuvre magique que nous n’avions jamais entendue ainsi. Sous leurs doigts, le succès a été total, public et critique. C’est cette magie qui perdure dans tout ce qu’ils font et tout particulièrement dans la musique de Vivaldi. Ils en sont à leur troisième enregistrement qui vient de paraître et dont le concert est une version ramassée.
Ce concert ouvre la joie, la lumière du soleil, la générosité et la beauté de chaque instant sous les voûtes froides de l’église Saint Gérôme. L’entente musicale entre les artistes illumine leur jeu souverain. Tout est élégance, légèreté, souplesse et danse dans ces concertos. Chaque musicien est un soliste de haut vol. Amandine Beyer règne par sa grâce et son sourire, son archer est un papillon, un oiseau libre dont le vol est magique.
Ce florilège de concertos propose des associations originales qui chaque fois sont merveilleusement interprétées. Le hautbois de Neven Lesage, est délicat et sensuel, ses longues phrases sont superbes et il semble planer dans les mouvements lents et s’envoler dans les notes virtuoses, rien ne le maintient au sol. Le violoncelle de Marco Ceccato est bonhomme et sensible. Quel étonnant dialogue avec Amandine Beyer dans le RV 544 « Il mondo rovescio » qui donne son nom à ce programme.
C’est la fête de la joie, une bulle de bonheur dans laquelle le public venu nombreux s’est plongé avec délice et reconnaissance en ces temps troublés, oui ce soir c’est bien là le bonheur !
Hubert Stoecklin
Critique. Concert. Toulouse. Eglise Saint Gérôme, le 6 décembre 2022. Tomaso Albinoni ( 1671-1751) : Concerto a cinque con oboe en ré mineur op.9 n°2 ; Antonio Vivaldi (1671-1751 : Concerto en do majeur RV 114 ; Concerto pour violon et violoncelle en fa majeur RV 544 « Il proteo ossia il mondo rovescio » ; Concerto pour violon en la majeur RV 344 ; Concerto pour violon et hautbois à l’unisson RV 543 ; Concerto pour violon en mi mineur RV 278 ; Concerto pour violon, hautbois et orgue en do majeur RV 554 ; Gli Incogniti : Neven Lesage, hautbois ; Vadym Makarenko, Alba Roca, violons ; Marta Paramo, alto ; Marco Ceccato, violoncelle ; Elias Conrad, théorbe ; Baldomero Barciela, violone ; Anna Fontana, clavecin et orgue ; Amandine Beyer, violon et direction.